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colère, et cependant plus heureux qu’il ne l’avait été depuis douze heures.

— Me jurez-vous, dit madame de Rênal fort gravement, de n’avoir jamais de querelle avec le directeur du dépôt au sujet de ces lettres ?

— Querelle ou non, je puis lui ôter les enfants trouvés ; mais, continua-t-il avec fureur, je veux ces lettres à l’instant ; où sont-elles ?

— Dans un tiroir de mon secrétaire ; mais certes, je ne vous en donnerai pas la clef.

— Je saurai le briser, s’écria-t-il, en courant vers la chambre de sa femme.

Il brisa, en effet, avec un pal de fer un précieux secrétaire d’acajou ronceux venu de Paris, qu’il frottait souvent avec le pan de son habit, quand il croyait y apercevoir quelque tache.

Madame de Rênal avait monté en courant les cent vingt marches du colombier ; elle attachait le coin d’un mouchoir blanc à l’un des barreaux de fer de la petite fenêtre. Elle était la plus heureuse des femmes. Les larmes aux yeux, elle regardait vers les grand bois de la montagne. Sans doute, se disait-elle, de dessous un de ces hêtres touffus, Julien épie ce signal heureux. Longtemps elle prêta l’oreille, ensuite elle maudit le bruit monotone des cigales et le chant des oiseaux. Sans ce bruit importun, un cri de joie, parti des grandes roches, aurait pu arriver jusqu’ici. Son œil avide dévorait cette pente immense de verdure sombre et unie comme un pré, que forme le sommet des arbres. Comment n’a-t-il pas l’esprit, se dit-elle tout attendrie, d’inventer quelque signal pour me dire que son bonheur est égal au mien ? Elle ne descendit du colombier, que quand elle eut peur que son mari ne vînt l’y chercher.

Elle le trouva furieux. Il parcourait les phrases anodines de M. Valenod, peu accoutumées à être lues avec tant d’émotion.

Saisissant un moment où les exclamations de son mari lui laissaient la possibilité de se faire entendre :

— J’en reviens toujours à mon idée, dit madame de Rênal, il convient que Julien fasse un voyage. Quelque talent qu’il ait pour le latin, ce n’est après tout qu’un paysan souvent