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mauvaise mine, qui prétend vous connaître et vous devoir de la reconnaissance, m’a remise comme je passais derrière le jardin du notaire. J’exige une chose de vous, c’est que vous renvoyiez à ses parents, et sans délai, ce M. Julien. Madame de Rênal se hâta de dire ce mot, peut-être un peu avant le moment, pour se débarrasser de l’affreuse perspective d’avoir à le dire.

Elle fut saisie de joie en voyant celle qu’elle causait à son mari. À la fixité du regard qu’il attachait sur elle, elle comprit que Julien avait deviné juste. Au lieu de s’affliger de ce malheur fort réel, quel génie, pensa-t-elle, quel tact parfait ! et dans un jeune homme encore sans aucune expérience ? À quoi n’arrivera-t-il pas par la suite ? Hélas ! alors ses succès feront qu’il m’oubliera.

Ce petit acte d’admiration pour l’homme qu’elle adorait la remit tout à fait de son trouble.

Elle s’applaudit de sa démarche. Je n’ai pas été indigne de Julien, se dit-elle, avec une douce et intime volupté.

Sans dire un mot, de peur de s’engager, M. de Rênal examinait la seconde lettre anonyme composée, si le lecteur s’en souvient, de mots imprimés collés sur un papier tirant sur le bleu. On se moque de moi de toutes les façons, se disait M. de Rênal accablé de fatigue.

Encore de nouvelles insultes à examiner, et toujours à cause de ma femme ! Il fut sur le point de l’accabler des injures les plus grossières ; la perspective de l’héritage de Besançon l’arrêta à grand’peine. Dévoré du besoin de s’en prendre à quelque chose, il chiffonna le papier de cette seconde lettre anonyme, et se mit à se promener à grands pas, il avait besoin de s’éloigner de sa femme. Quelques instants après, il revint auprès d’elle, et plus tranquille.

— Il s’agit de prendre un parti, et de renvoyer Julien, lui dit-elle aussitôt ; ce n’est après tout que le fils d’un ouvrier. Vous le dédommagerez par quelques écus, et d’ailleurs il est savant et trouvera facilement à se placer, par exemple chez M. Valenod ou chez le sous-préfet de Maugiron qui ont des enfants. Ainsi vous ne lui ferez point de tort…