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la main toute sa fortune. Ma femme ira vivre à Paris avec Julien ; on le saura à Verrières, et je serai encore pris pour dupe. Cet homme malheureux s’aperçut alors à la pâleur de sa lampe que le jour commençait à paraître. Il alla chercher un peu d’air frais au jardin. En ce moment il était presque résolu à ne point faire d’éclat par cette idée surtout qu’un éclat comblerait de joie ses bons amis de Verrières.

La promenade au jardin le calma un peu. Non, s’écria-t-il, je ne me priverai point de ma femme, elle m’est trop utile. Il se figura avec horreur ce que serait sa maison sans sa femme ; il n’avait pour toute parente que la marquise de R…, vieille, imbécile et méchante.

Une idée d’un grand sens lui apparut, mais l’exécution demandait une force de caractère bien supérieure au peu que le pauvre homme en avait. Si je garde ma femme, se dit-il, je me connais, un jour, dans un moment où elle m’impatientera, je lui reprocherai sa faute. Elle est fière, nous nous brouillerons, et tout cela arrivera avant qu’elle n’ait hérité de sa tante. Alors, comme on se moquera de moi ! ma femme aime ses enfants, tout finira par leur revenir. Mais moi je serai la fable de Verrières. Quoi, diront-ils, il n’a pas su même se venger de sa femme ! Ne vaudrait-il pas mieux m’en tenir aux soupçons et ne rien vérifier ? Alors je me lie les mains, je ne puis par la suite lui rien reprocher.

Un instant après, M. de Rênal repris par la vanité blessée se rappelait laborieusement tous les moyens cités au billard du Casino ou Cercle noble de Verrières, quand quelque beau parleur interrompt la poule pour s’égayer aux dépens d’un mari trompé. Combien, en cet instant, ces plaisanteries lui paraissaient cruelles !

Dieu ! que ma femme n’est-elle morte ! alors je serais inattaquable au ridicule. Que ne suis-je veuf ! j’irais passer six mois à Paris dans les meilleures sociétés. Après ce moment de bonheur donné par l’idée du veuvage, son imagination en revint aux moyens de s’assurer de la vérité. Répandrait-il à minuit, après que tout le monde serait couché, une légère couche de