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de vos peines. Si vous m’aimez encore, ne parlez pas : vos paroles ne peuvent ôter la fièvre à notre Stanislas. Mais ses consolations ne produisaient aucun effet ; il ne savait pas que madame de Rênal s’était mis dans la tête que pour apaiser la colère du Dieu jaloux, il fallait haïr Julien ou voir mourir son fils. C’était parce qu’elle sentait qu’elle ne pouvait haïr son amant qu’elle était si malheureuse.

— Fuyez-moi, dit-elle un jour à Julien ; au nom de Dieu, quittez cette maison : c’est votre présence ici qui tue mon fils.

— Dieu me punit, ajouta-t-elle à voix basse, il est juste ; j’adore son équité ; mon crime est affreux, et je vivais sans remords ! C’était le premier signe de l’abandon de Dieu : je dois être punie doublement.

Julien fut profondément touché. Il ne pouvait voir là ni hypocrisie ni exagération. Elle croit tuer son fils en m’aimant, et cependant la malheureuse m’aime plus que son fils. Voilà, je n’en puis douter, le remords qui la tue ; voilà de la grandeur dans les sentiments. Mais comment ai-je pu inspirer un tel amour, moi, si pauvre, si mal élevé, si ignorant, quelquefois si grossier dans mes façons !

Une nuit, l’enfant fut au plus mal. Vers les deux heures du matin, M. de Rênal vint le voir. L’enfant, dévoré par la fièvre, était fort rouge et ne put reconnaître son père. Tout à coup madame de Rênal se jeta aux pieds de son mari : Julien vit qu’elle allait tout dire et se perdre à jamais.

Par bonheur, ce mouvement singulier importuna M. de Rênal.

— Adieu ! adieu ! dit-il en s’en allant.

— Non, écoute moi, s’écria sa femme à genoux devant lui, et cherchant à le retenir. Apprends toute la vérité. C’est moi qui tue mon fils. Je lui ai donné la vie, et je la lui reprends. Le ciel me punit, aux yeux de Dieu, je suis coupable de meurtre. Il faut que je me perde et m’humilie moi-même ; peut-être ce sacrifice apaisera le Seigneur.

Si M. de Rênal eût été un homme d’imagination, il savait tout.