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LE SPHYNX.

fut gai, malgré l’absence de Georges ; mais les soupçons de la châtelaine grandissaient rapidement, car ils se fortifiaient du trouble singulier d’Arsène en la regardant, et c’était la première fois qu’elle le voyait embarrassé. Il arrivait souvent que la pensée d’Anna débordait de ses lèvres, si fougueuse et si précipitée, qu’elle n’avait le temps d’en traduire qu’une partie. La preuve me blesserait moins ! s’écria-t-elle.

Le bel Onfray avait décidément perdu son élégant sang-froid, sa seule défense vis-à-vis de cette Vasthi normande : il demeura muet.

— Nous partirons demain pour la Vaubedière, reprit-elle brièvement. Il faudra bien que mon frère nous suive… Je ne veux pas que vous restiez à Laverdie.

Le dandy courba la tête : les derniers mots de Georges le frappaient en ce moment comme une prophétie. Il venait de comprendre de quels mépris et de quelles humiliations l’accablerait la châtelaine, qui ne pouvait manquer de tout apprendre avant le lendemain. Toute femme aussi vivement outragée aurait voulu punir ; mais, dans le châtiment, Anna ne pouvait être qu’impitoyable. Et cependant, en descendant au fond de sa conscience, lorsqu’il fut renfermé dans sa chambre, le pâle conquérant ne se trouva point si coupable. Non, il n’avait ourdi aucune des trames qu’on allait lui prêter ; il n’avait qu’obéi aveuglément aux tentations souvent contraires de son tempérament aventureux et aux caprices de son âme incertaine et molle comme la première bouffée d’un orage. Peut-être bien, dans les premiers jours, avait-il basé tout au plus quelques vagues combinaisons sur la richesse de madame du Songeux, mais ces mauvaises pensées s’étaient évanouies d’elles-mêmes. En feignant d’aimer Anna, le bel Onfray n’avait fait aussi que céder, puisqu’elle voulait si impérieusement qu’on l’aimât. Céder et toujours céder ! la vie secrète de cet homme se résumait en ces deux mots, tandis qu’à le voir vivre au dehors, avec tant d’orgueilleuse aisance, on aurait cru qu’il menait le monde. Lui-même il le croyait, et jamais il ne s’était estimé aussi puissant et aussi ferme que dans ce dernier mois, où le désir sournois d’arriver à Julie avait si impitoyablement dirigé toutes ses actions, où les circonstances et les obstacles avaient élevé sa curiosité implacable à la hauteur de la volonté. Ceux qui n’ont été amenés à l’amour de soi-même que par l’admiration instinctive de leur personne, les égoïstes, par une sorte de rayonnement intérieur enfin, sont les plus curieux sans doute de