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LE PRÉSENT.

publique ; l’éducation la plus infime y est encore littéraire, et les fils d’artisans grandissent en apprenant par cœur le Goetz de Berlichingen ou le Faust. Cette ferveur du goût, qui d’ailleurs n’en est pas toujours l’assurance, cette passion pour la chose littéraire, ces belles aptitudes enfin, développées chez l’enfant, ne quittent pas l’homme fait et se révèlent sans cesse, d’un bout à l’autre de l’Allemagne, devant chaque livre qui naît. Il n’y a pas de poésie si abstraite qu’elle puisse épouvanter des Allemands, il n’en est point de si vive ni de si colorée qu’elle leur échappe, de si haute même qu’elle ne les trouve à sa mesure. Mais, fidèles à leur nature, ce qu’ils aiment avant tout, c’est cet épique familier que leur langue seule autorise ; ce qu’ils admirent le plus chez leurs poètes, c’est la faculté de transporter dans les peintures de leur vie pratique tous les caprices, toutes les fougues et toutes les exaltations de leur chère poésie. Voilà pourquoi le roman, qüi a déjà fourni tant de chefs-d’œuvre à l’Allemagne, nous y semble appelé à de si magnifiques destinées.

La manière de M. Freytag est nouvelle, l’intluence étrangère y est manifeste et l’étude des romanciers français a nourri le goût et le talent de M. Freytag. Son goût et son talent, ai-je dit, mais non point son âme, car si son art est français à moitié, son sentiment est demeuré bien allemand. On ne peut nier que l’auteur de Doit et Avoir n’ait cherché dans nos maîtres le secret d’une science peu germanique assurément, l’observation ; mais Allemand, il est demeuré poëte, et c’est là une grande sagesse. Un art d’une autre espèce, non moins précieux, non moins indispensable aux œuvres longues, celui de la composition, lui manquait de même et certes il ne l’a pas appris de nous. Poëte avant tout, M. Freytag l’est si fort qu’il lui arrive de l’être trop ; magnifique défaut d’ailleurs qui n’est pas celui des romanciers français. Doit et Avoir est justement l’épopée familière dont je parlais tout à l’heure, et il faut bien avouer que cela est écrit quelquefois dans le style de l’épopée. Il y a des livres trop riches : Doit et Avoir est un de ceux-là et l’analyse en est impossible à moins d’un quart de volume. Le roman cependant est bien, plus logique encore qu’il ne paraît l’être ; parmi cette foule de personnages dont plusieurs ont une égale importance et qui se croisent souvent sans raison, aucun, en effet, n’est le type principal ni le véritable sujet du livre. Le baron de Rothsattel et sa fille Lenore, Fink l’aventureux patricien, Schrœter, le négociant, sa sœur Sabine et sa triste et loyale maison, Itzig le juif, Antoine Wolfhart enfin, autant de portraits ingénieux, dont quelques-uns, celui de Schrœter par exemple, montrent une grande force dans l’invention, mais dont aucun n’est le héros du romancier. Ce héros mystérieux, caressé par lui, deviné par tous là-bas sur l’Elbe et sur le Rhin, quel est-il donc ? — Ce n’est rien moins que le peuple allemand lui-même.

Doit et Avoir est donc ce qu’on appellerait chez nous un roman à tendance. La lecture en est instructive et d’ailleurs elle offre un charme singulier qu’on croit