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LE PRÉSENT.

la seule carrière ouverte encore à l’activité des esprits. Il y avait alors comme une contagion de métromanie répandue partout. La tragédie y tenait une si grande place, que César et Auguste eux-mêmes trouvèrent le temps d’écrire des tragédies. Au siècle suivant, les critiques latins nous, parlent encore d’un grand nombre de poëtes tragiques, Pomponius Secundus, Æmilius Scaurus, Maternus et Sénèque. Mais il s’agirait de savoir si c’est la tragédie de théâtre ou la tragédie de salon qu’écrivaient ces auteurs, et si leurs pièces furent représentées ou seulement lues.

Il y a ici un premier point à établir. Le mot de tragédie était employé par les pantomimes comme par les acteurs tragiques. En d’autres termes, on chantait et on dansait des tragédies autant qu’on en récitait. Le saltateur parlait par les gestes et la pantomime ; il s’adressait à la pensée par les yeux, comme le récitateur par les oreilles.

Il y avait aussi des tragédies en monologue, ou plutôt une seule grande scène qui portait le nom de tragédie, comme le prouve assez clairement Lucien quand il raconte qu’un artiste d’Épire osa disputer le prix de la tragédie à Néron. C’était un comédien de talent, et la foule l’applaudit. Néron, qui ne souffrait pas de rival, lui fit dire de descendre du théâtre. L’autre, enivré de son triomphe, refusa d’obéir et, pour toute réponse, chanta avec plus de vigueur. Alors Néron, hors de lui, et ne trouvant d’autre moyen de l’éloigner du théâtre, y fit monter ses comédiens, qui coupèrent la gorge au malheureux au moyen de tablettes d’ivoire tranchantes. Il n’est guère probable qu’il s’agisse ici d’une tragédie ordinaire, parce que dans celle-ci les personnages se succèdent et qu’il y aurait eu place pour Néron autant que pour l’artiste d’Épire en question. Il faut plutôt présumer que l’acteur, une fois sur la scène, s’en emparait, parce que c’était un monologue qu’il prononçait, et qu’il fallait le tuer, comme fit Néron, pour se substituer à lui.

Voilà donc trois tragédies différentes, mais dont les éléments dissemblables devaient à la longue se séparer. La grande tragédie devint une lecture ou s’absorba dans la pantomime ; le joueur de flûte se détacha de l’acteur qui chantait le monologue. Celui-ci fit du monologue une tragédie soliloque, — comme celle que Lucien nous indiquait tout à l’heure, — avec deux ou trois comparses autour de lui. Celui-là opéra aussi sur la scène sa petite révolution : il y joua des morceaux en longue robe. Il fut le concurrent du joueur de cithare ; ce fut une sorte de donneur de concerts. Cette révolution dura. Une fois ces éléments divisés, ils ne pouvaient plus se réunir. L’absolutisme des empereurs et la passion du peuple pour les pantomimes empêcha ces diverses parties de revenir à leur forme première. Hector Lavibok.