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LA PHILOSOPHIE DE MON ONCLE

Il y a des moments où l’on sent tout chanceler autour de soi ; on manque d’argent, d’espérance, de bonne humeur ; on a l’imagination couverte d’un voile noir à travers lequel on voit sa vie ; on n’est plus que l’ombre de soi-même, l’âme est vide ; on ne s’ennuie pas, à vrai dire, mais on est mortellement triste. Ce qu’on aimait hier, ce qu’on aimera demain, on le repousserait bien loin avec dégoût, tant on a le cœur inaccessible à toute joie ! Si le hasard veut que, par un jour de ces tristesses inexplicables, il pleuve, qu’il fasse froid ou que le vent fouette les vitres, on demeure accroupi sur ses chenêts, immobile et le regard vague. Pourtant, devant la flamme qui babille, quelle occasion charmante pour fuir dans le monde des rêves les misères de celui-ci ! Pendant que Trilby sautille dans les cendres, le souvenir chante avec les tisons : on se rappelle quelque belle fille entrevue à l’église, au bal, dans la rue, on ne sait où. Au travers des flammes rouges et bleues, parmi les reflets changeants de l’âtre, onia voit, on suit des yeux les ondulations de sa démarche, on écoute le bruit harmonieux de sa robe, on respire l’odeur virginale de sa chevelure ; on lui parle, on lui dit ce doux mot qu’une femme a toujours pardonné : « Je vous aime ; » on lui presse la main tendrement, on entoure sa taille, et, comme ou est près d’elle, on essaie de baiser son sourire ; mais la chère vision, semblable à un oiseau que la chute d’une feuille effarouche, au bruit d’une bûche qui se fend, semble saisie d’effroi, ouvre ses deux ailes et s’enfuit.