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LE PRÉSENT.

La porte du salon s’ouvrit ; on annonçait M. le marquis de Rougé la Tour.

Le marquis eut le malheur de manquer son entrée. Après les compliments d’usage, il dit à madame du Songeux, en manière d’interrogation : « Et moi itou, je ne vois plus de Brennes ? — De Brennes ! » Le bel Onfray affecta de quitter précipitamment la place ; il sortit même du salon. Cette retraite désarma Georges, car il ne la soupçonna point de n’être que savante. Anna, d’ailleurs, était atterrée : son frère eut pitié d’elle, et fit si bien qu’il congédia le fils du maquignon. Elle s’enfuit.

Le lendemain, Georges s’éveilla plus morose encore que la veille. Durant la nuit, il avait résolu de vivre désormais en dehors des habitudes du petit château, afin de ne pas assister, du moins, à de si laides intrigues, et peut-être à la perte de sa sœur, qu’il ne pouvait défendre. Il espérait pourtant qu’en rompant ainsi avec Arsène, il l’obligerait à quitter Laverdie. Un domestique vint l’avertir que le déjeuner était servi.

— Je ne déjeunerai pas, dit-il.

Le domestique recula épouvanté : en Normandie, il n’y a que les agonisants qui ne déjeunent point. — Mais le maître referma brusquement la porte et se mit à parcourir sa chambre à grands pas ; il réfléchissait qu’il faudrait bien donner un prétexte à cette soudaine envie de solitude. Au bout de quelque temps il eut une inspiration, celle de feindre un réveil subit du feu sacré qu’on croyait si bien éteint en lui : il allait se refaire peintre, peintre peinturant comme autrefois à l’atelier. La pensée de Julie, qui voulait décidément se loger au fond de son cœur, devait trouver son compte dans cette belle détermination. — Il saisit donc à la hâte sa défroque de paysagiste ; le pinchard, le sac et le parasol de coton blanc sur le dos, sa boîte de couleurs à la main, il se mit fièrement en route. Mais devant la maison, au bas du perron druidique, il aperçut sa propre voiture, son américaine attelée de ses deux chevaux, qui étaient plus fins et plus vîtes que ceux de sa sœur : madame du Songeux y montait, Arsène lui offrait la main. À la vue de son frère si mal harnaché, Anna rougit comme le jour où elle avait appris de la bouche de madame Éléonore la visite d’Arsène à la maison de Baptiste Moreau, et puis elle courut à Georges, et, malgré la présence de ses gens, elle lui arracha des mains la boîte à couleurs.