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LE SPHYNX.

descendit rapidement vers le bourg, et il se mit à courir dans le petit chemin des Pommiers.

La porte du jardin était fermée ce jour-là : il fallut frapper et attendre. Les deux dames étaient obligées de se servir elles-mêmes, et ce fut Julie qui accourut.

— Monsieur de Kœblin ! dit-elle… Ah ! cette fois, nous étions encore inquiètes… de vous.

— Non, ce n’est point le Sphynx qui dicte des mensonges si maladroits, se dit Georges en la suivant.

Madame André (ainsi se nommait la grand’mère) tricotait, comme la plus rustique des Normandes, sous un berceau de vigne vierge encore mal abrité. Mais le temps était sombre, et Julie avait rejeté son large chapeau de paille ; la tête et les bras nus, des bras un peu frêles et brunis par le hâle, elle se tenait assise à côté de sa mère avant l’arrivée de l’artiste. Elle reprit sa place ; Georges s’assit devant elle. D’abord elle parla fort peu ; elle voyait le jeune homme pour la seconde fois ; mais elle n’était ni moins rouge ni moins émue que la première. Il n’y avait qu’un seul mot qu’elle eût envie de dire, et ce mot était une question qui pouvait faire deviner la cause de son trouble : voilà pourquoi elle se taisait. Madame André la comprit sans doute, car elle entama tout de suite une conversation à laquelle Georges fut au moins obligé de prêter l’oreille. — Elle lui apprit qu’elle était la veuve d’un artiste mort au champ d’honneur, c’est-à-dire à la peine ; elle le félicita d’être riche, afin de pouvoir travailler avec cette inappréciable indépendance qui garde les jeunes talents du désespoir. La vieille dame causait, comme au dernier siècle, avec ce naturel dont la tradition s’est perdue ; elle revenait bien vite au ton de douce gaieté qui lui était ordinaire dès qu’elle s’écartait du récit de ses malheurs. Georges s’expliqua en l’écoutant l’éducation qu’avait reçue Julie, et l’erreur de ce mariage voulu par l’aïeule, qui avait appris, au milieu des épreuves de sa vie passée, à estimer la richesse, et qui l’avait considérée de bonne foi comme la première condition du bonheur de sa petite-fille. Le père de Julie n’avait été qu’un paysan.

La jeune femme frémissait d’impatience ; elle s’empara du tricot que son aïeule avait laissé tomber et imprima aux longues aiguilles d’acier un mouvement fantastique. Georges suivait des yeux le progrès