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CHRONIQUE.

tant le grand repas, sur la table en bois blanc recouverte de la nappe blanche, chargée des grands plats de faïence où fument les quartiers de bœuf et les agneaux rôtis, comme au bon temps d’Homère ! Tout le monde est content, les vignerons ont fait une bonne journée, ils ont gagné du pain pour leurs enfants, un tablier neuf pour leur femme, le maître de la vigne a bu un peu trop de son vin, les enfants crient, se disputent et se, battent, les mamans essaient de mettre la paix, le grand-père veut qu’on s’amuse, on remplit les cruches, on les vide ; le fils de la maison, un gamin de treize ans, a décroché le fusil de son père, et il est allé tuer des cailles dans le champ voisin. On l’a grondé, on l’a tâté pour voir s’il n’avait pas du plomb dans le ventre, et si son pantalon n’était pas perdu. Les cailles sont couchées dans des feuilles de vigne, comme des rouleaux d’or dans des billets de banque. On chante du Béranger, on trinque et l’on retrinque. Oh ! tous ces jeux d’enfants, ces joies naïves, ces plaisirs du premier âge, que tout cela est doux et consolant, et qu’il fait bon s’oublier ainsi, au lendemain des jours mauvais ! J’irai, l’an prochain, aux vendanges, et, pour faire mousser ma chronique, je mettrai du vin dans mon écritoire.

En attendant l’année prochaine, je voudrais bien faire comme le collégien de la vigne, décrocher mon fusil et partir pour la chasse, ma carnassière sur le dos et mon chien dans les jambes. Ma carnassière ! elle est un peu comme le cabinet de M. de la Rounat, pleine de paperasses, bourrée de manuscrits. J’ai fourré là ma tragédie, mes deux poëmes et mon grand drame ! Il y a même, je crois, un traité d’esthétique que je fis dans mon jeune temps, quand je croyais à tout. — Il y a peut-être encore bien autres choses : je n’ose pas y regarder. Mes enfants, si j’en ai jamais, y chercheront leur héritage. Si les directeurs de théâtre ou les rédacteurs en chef sont complaisants dans ce temps-là, on ouvrira, devant le public, la carnassière ! Ils feraient, je crois, une mauvaise affaire ! Je ne sais pas ce que vaudront, à l’avenir, mes drames et mes vers, mais j’ai le plus profond mépris pour les œuvres de ma jeunesse, et je me garde bien de les relire.

Mon fusil, il est là encore, prêt à faire feu. J’en ai eu soin comme d’un ami. Sa crosse est toujours polie et son canon luisant : il crache bien le plomb, et il en voie droit la balle. C’est mon vieil oncle qui me l’a donné, le lendemain d’une distribution où j’avais eu le prix de gymnastique ! Il fallait bien me donner mon livre, faire plaisir à ce vieil oncle, aux chers parents, et couronner mon front de verts lauriers. — Hedera crescentem ornate poetam. — J’eus dune un prix, et par suite un fusil. J’avais déjà eu des bottes le jour de ma première communion. J’étais un homme. J’avais revêtu la prétexte, et il ne faisait pas bon s’y frotter ! On trouvera peut-être drôle que je me laisse ainsi aller à raconter mes impressions et à causer de mes affaires. Mais nous sommes tous les mêmes ! En parlant de moi, je parle aussi de celui-ci, de celui-là, et toutes mes émotions, les petites comme les grandes, lecteur, vous les avez éprouvées à votre heure Quand je ne ferais que réveiller une