Page:Le Présent - Tome deuxième, 1857.djvu/315

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
303
LE SPHYNX.

tous ceux qui l’aimaient qu’il n’attendait plus que l’apoplexie : elle ne vint pas, et, l’été suivant, n’ayant pu trouver de noble fille qui s’accommodât de ses itou, il épousa sa voisine, qui était fermière d’Anna : c’était toujours rentrer chez celle-ci. M. Rougé, d’ailleurs, s’apercevait, quoiqu’un peu tard, qu’il lui manquait bien des choses, en tant que marquis ; — mais il ne désespérait point d’arriver à plus de perfection dans son état ; car il avait pris un bon maître, M. François, l’ancien valet de son rival. François avait été chassé de Kœblin par madame : il assurait qu’il en serait bien sorti de lui-même ; « car c’était un purgatoire, ajoutait-il, que cette maison. Ah ! monsieur a bien des choses à expier… il expiera tout. »

Et dans le bourg, madame Éléonore disait fort bien : « Voyez si cet écervelé n’aurait pas mieux fait d’épouser la petite. — Il ne serait mort qu’une fois, tandis que sa femme l’assassine tous les jours un peu. » L’aspect seul du bel Onfray confirmait ces méchants propos. — Ce n’était plus le même homme, bien que sa mise fut toujours aussi recherchée et sa personne aussi fière ; il avait vieilli de dix ans, il grisonnait. — Maître de cinq grandes fermes (madame du Songcux continuait de s’arrondir), il entretenait un luxe fort critiqué. Il avait les plus beaux chevaux du pays, et il les tuait tous, comme s’il eût voulu tromper par sa folle activité une fîèvre secrète. — Tout Laverdic savait bien qu’il ne passait jamais devant la Maison-Grise…

La pauvre demeure jouissait alors d’une paix toute nouvelle. Il n’arrivait plus que les enfants jetassent des pierres contre la porte ; on ne s’occupait plus guère, dans le bourg, de madame André et de sa fille, que pour raconter le crime aux étrangers qui, heureusement, étaient rares : les esprits, enfin, s’étaient tournés contre Kœblin, tant il est vrai qu’il y a, ici-bas même, une vraie justice. La nourrice de Julie vint à mourir, après une agonie de plusieurs mois : la jeune femme la suivit au cimetière, et personne ne s’en indigna.

Quelques bonnes âmes remarquèrent seulement combien elle était sombre, accablée : « Ce que c’est que le remords ! dirent-elles. — Julie avait longtemps vécu dans un état d’exaltation cachée, qui faisait trembler Georges et sa mère. Ah ! ce n’est pas lui que je regrette, disait-elle à madame André, c’est l’ignorance où j’étais avant de le connaître, et cette assurance de moi-même que j’ai perdue. — Il me semble qu’il a profané mon cœur, et que maintenant tous les hommes ont droit