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L’INDE ANTIQUE.

morale de plus de quatre-vingts millions d’hommes, adorateurs exclusifs de ce dieu. C’est aussi tout à la fois une des œuvres d’art, dont s’enorgueillit le plus la littérature sanskrite et une de celles dont la raison humaine a le plus à rougir. L’analyser nous entraînerait bien au delà du cadre de cette étude ; d’ailleurs le Ramayana nous offre un chapitre de peu d’étendue qui a la plus grande analogie avec le scientifique et compendieux traité de Krichna, et citer ce fragment de l’épopée, c’est faire connaître en germe toute la théorie du Bhagavadgita.

Dans ce dernier livre, le guerrier Ardjuna, prêt à livrer bataille à une armée ennemie, dont les rangs sont presque entièrement recrutés de ses parents et de ses amis, hésite à donner le signal d’une lutte fratricide, et Krichna, pour mettre un terme à ses scrupules et à ses doutes, cherche à lui prouver que tout ce que voit l’œil de l’homme, que tout ce que croit son intelligence, n’est rien de plus qu’une apparence vaine, un jeu de Maya, l’éternelle illusion. Et partant de ce thème, il déroule à son auditeur, en termes magnifiques, tout un système de philosophie, qui, à travers tous les abîmes du panthéisme, aboutit à la nihilité complète des devoirs et des œuvres.

Dans le poème de Valmiki, Rama, lié par un serment prêté entre les mains de son père, refuse, après la mort de celui-ci, de retourner dans Ayodhia, sa capitale, pour y occuper le trône vacant ; et le grand prêtre du palais, pour vaincre ses scrupules, tente de lui prouver que le devoir est un vain mot, et que, sauf la jouissance de l’heure présente, il n’y a rien de certain ici-bas.

Dans les deux cas les situations et les thèses soutenues sont à peu près identiques. On peut même dire qu’entre la rude et par trop cynique parole du grand prêtre d’Ayodhia et la subtile et pompeuse harangue du dieu de Mathura, il n’y a que la différence qui existe entre le squelette froid et nu du pauvre et la momie enbaumée et dorée du riche. Comme objet d’étude anatomique, le squelette est préférable. Voici donc dans toute sa hideur la théorie « du grand prêtre Djavali, philosophe logicien de la cour, homme fort apprécié, versé dans toutes les sciences et possédant à fond la connaissance du juste. » (Ramayana, chant d’Ayodhia, chap. 116.)

« … Qu’est-ceà dire ? ô Rama ! Ces projets de renoncement, d’abnégation, à peine explicables dans un homme vulgaire, ne sauraient être trop blâmés en toi… Jusqu’ici il a été bien d’obéir aux ordres