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LE PRÉSENT.

pour voir Juliette et pour s’emparadiser à l’aspect de sa beauté ; tout ce qui n’était pas elle était indigne de fixer son attention.

Enfin, après une course pénible à travers une cohorte de personnages, Mathieu sentit, aux battements de son cœur, qu’il approchait de l’endroit où devait apparaître à ses yeux l’image de sa bien-aimée. Il se trouvait en face du rayon où, depuis deux ans, il avait coutume d’aller prendre le volume qu’il avait dévoré tant de fois.

Il importe, pour bien comprendre la scène qui va se passer, d’entrer dans quelques détails descriptifs. On sait que, dans les spacieuses et vastes salles de la bibliothèque, c’est à l’aide d’escaliers portatifs en forme d’échelles qu’on atteint les volumes des rayons les plus élevés ; cet escalier permet d’arriver jusqu’à la galerie qui règne près du plafond.

Mathieu, s’étant avisé de lever les yeux, aperçut une jeune fille voilée qui descendait les degrés de l’échelle, dans l’attitude de la Dame Blanche errant sur les tourelles du manoir d’Avenel. Cette vue le fit tressaillir jusqu’au fond de son âme. Il lui sembla que cette apparition répandait autour d’elle des flots de parfum, comme autrefois Vénus lorsqu’elle daignait apparatre au pieux Énée pour soutenir son courage vacillant. Malgré ses promesses, malgré son talisman qu’il serrait convulsivement entre ses mains, il ne put dissimuler l’émotion profonde qu’il ressentait.

Transporté, hors de lui, Mathieu tomba aux genoux de cette apparition et tendit vers elle ses bras suppliants.

— Juliette, s’écria-t-il, permets-moi de te serrer dans mes bras ; ne refuse pas cette faveur au pauvre infortuné qui, depuis deux ans qu’il souffre le martyre, croit l’avoir méritée.

— Je suis bien en effet la Juliette de tes désirs ; mais, dussé-je passer pour une cruelle à tes yeux, je te défends de me toucher. Si tu avais cette audace, je disparaîtrais. Écoute-moi, et profite de la leçon que je vais te donner : j’apprécie tout ce que vaut ton culte insensé, et je l’apprécie d’autant plus que pour toi je suis l’inconnu ; tu m’aimes parce qu’un poëte t’a dit que j’étais belle ; tu as accepté ses illusions avec l’aveuglement d’un amoureux, et sans trop te rendre compte si la fiction qu’on offrait à tes rêves était bien au-dessus de la réalité dont est peuplé le monde. Tu as fait de moi ton idéal, c’est-à-dire cette