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ROMÉO II.

— Je ne dis pas cela, par la raison que je ne crois pas au diable, dit Mathieu.

— Vous avez peut-être tort. Le diable, ici, serait en force, ajouta le docteur ; car j’aperçois Voltaire et là tout près Montaigne… Mais laissons ces idées-là de côté, et revenons à vous. Je vous disais que j’étais votre ami, et que, loin de vouloir vous tourmenter, je venais au contraire vous apporter des encouragements et des consolations. Écoutez-moi un instant, et vous aurez bientôt la preuve de ma sincérité. À force de lire le livre qui est là, ouvert comme un gouffre sous vos yeux, vous êtes devenu la proie du vertige et vous vous êtes passionné fanatiquement pour Juliette. Cet amour insensé pour une ombre a eu la puissance de vous rendre insensible à tout ce qui vous entoure. Vous soupirez pour une vaine image et vous passez, sans les regarder, à côté des belles filles que vous rencontrez dans le monde. La fiction capricieuse d’un poëte règne despotiquement dans votre cœur, et vous inflige le supplice intolérable de rêver sans cesse un paradis dans lequel vous n’espérez pas pouvoir jamais entrer.

Mathieu se sentit troublé.

— Ne cherchez pas, reprit le docteur, à me cacher la vérité ; je vous répète que je sais tout ce qui se passe dans votre cœur et dans votre esprit ; vous n’êtes d’ailleurs pas le premier que je sois allé chercher dans le labyrinthe où vous êtes égaré, et où vous succomberiez si je ne vous tendais une main secourable. Ah ! l’idéal est une belle chose, mais un ange seul a le droit de placer le sien dans le ciel. Je vais vous dire comment cet amour insensé a surgi dans votre esprit. Lorsque la chaleur de vos vingt ans vous eut imposé le besoin d’aimer, vous avez établi une comparaison entre les femmes chantées par les poëtes et les filles habillées par les couturières ; vous avez donné la préférence aux premières. C’est alors que, prenant en égale pitié la grisette des mansardes et les grandes dames des châteaux, vous vous êtes retiré dans un monde peuplé par les caprices des poètes. À partir de ce moment, vous n’avez plus salué vos voisines, et vous avez éprouvé le besoin impérieux de vous trouver sans cesse en compagnie de la Marguerite de Faust, de la Charlotte de Werther, de la Clarisse de Lovelace, de la Juliette de Roméo, et de quelques autres fiertés. En face de toutes ces tentations, vous vous êtes pris pour le Grand Turc dans son sérail, et c’est à Juliette que vous avez jeté le mouchoir. Je vous féli-