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LE PRÉSENT.

On ne le revit qu’à la fin de la soirée ; il était mourant. Sa pièce avait été sifflée à outrance, et par qui ? par ceux à qui il avait fait donner des places. Quelques étrangers, ceux qui ne connaissaient pas fauteur, satisfaits pour leur part de quelques situations bien trouvées, de quelques mots heureux, avaient en vain protesté et essayé d’étouffer la cabale ; il n’y avait pas eu moyen. C’était une chute, une chute terrible. — Encore une petite lâcheté ! — Quelques-uns de ceux qu’il croyait ses amis avaient saisi cette occasion de se venger et de satisfaire des rancunes cachées. On a tout au plus dix ou quinze amis. Les autres billets donnés sont des complaisants qui ne connaissent pas l’auteur directement, mais sont amenés par des camarades. Les méchants s’y étaient bien pris Les billets donnés avaient fait du zèle : ils avaient applaudi à outrance la pièce du rival, croyant applaudir celle de l’autre, et sifflé de toute la force de leurs clefs la congédie de ce pauvre homme. Je reviendrai sur la pièce de M. Anicet Bourgeois, non pas pour en faire l’analyse, il serait sans doute trop tard, mais il y a vraiment tant de façons d’entendre ce mot-là, les petites lâchetés ; c’est si bien une comédie de tous les jours, qu’il est toujours temps de les saisir au vol, et d’en signaler quelques-unes. Qui donc n’a pas été victime de ces mesquines manœuvres ? Et même n’avons-nous pas, vous et moi, quelques choses de ce genre à nous reprocher ? Sans être un pessimiste, je trouve la vie si difficile et la nature humaine si faible, que je n’oserais pas couronner une rosière dans le cercle de ceux que j’ai connus. Le monde n’est ; à vrai dire, qu’un grand panier de pèches à quinze sous. Si, comme dit Jean-Jacques, personne n’hésiterait à tuer le mandarin pour satisfaire un caprice, pour obtenir un sourire de la grande dame si dédaigneuse, un rendez-vous de la grisette si vite infidèle, une voiture pour aller au bois, un parapluie quand il va pleuvoir sur un habit neuf, qu’y a-t-il d’étonnant à ce qu’on fasse de petits mensonges dangereux pour autrui, à ce qu’on donne par derrièie des coups d’épingle et des coups de langue à ses compatriotes, au lieu d’assassiner de si loin de malheureux Chinois.

Les petites lâchetés, Dieu merci, ne tuent pas les honnêtes gens et n’arrêtent pas les vaillants dans leur route. Ceux-ci dominent la foule de toute la hauteur de leur vertu ou de leur courage, et ils savent panser leurs blessures.

À côté des petites lâchetés, il est ici-bas les grands crimes. Ceux-là, quand ils sont connus, lorsque l’auteur est signalé à la vindicte publique, tombent sous le coup de la justice humaine ; et, si douloureux que puisse être l’accomplissement du devoir, les juges sont inflexibles et personne n’est épargné, qu’il soit inconnu ou célèbre, entouré d’inimitiés ou bien de sympathies. Vous avez tué la nuit, on vous tuera en plein soleil, devant le peuple ; à trente ans vous monterez les marches de l’échafaud, le bourreau fera sa besogne, et tout sera dit. Il est pourtant des cas où les hommes devraient avoir pitié, pitié de la jeunesse, pitié des vertus passées, du courage et du talent. Ah ! je ne croyais pas que la Providence fût as-