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LE PRÉSENT.

achèterait ses œuvres complètes — le grand rêve ! — il n’aurait pu s’y présenter qu’en redingote bleue et en pantalon gris. Dieu merci, il avait le droit d’aller dans ce costume chez ses anciens amis. M. Legouvé, à l’époque où Médée fut imprimée, écrivit à Planche une lettre pour le prier de dire son sentiment sur sa tragédie ; il invitait gracieusement son ancien camarade du collège Bourbon à venir déjeuner avec lui.

— Cette fois-ci, disait Planche, c’était bon et frais. Mais j’ai dû paraître bien bête à mademoiselle Legouvé. On sert des huîtres. Pas de palette pour les détacher. Je ne sais comment faire. Mon couteau travaille, le jus tombe, l’huître se déchire, mademoiselle Legouvé me regardait avec pitié. On m’apporte une palette, je suis sauvé. Je cherche des yeux l’assiette au beurre. C’était un pain, une motte reliée in-octavo, couchée tout d’une pièce sur le plat. Je ne puis le souffrir qu’en rondelles, et ne sais pas le prendre autrement. J’étais fort empêché. Mademoiselle Legouvé riait sous cape. On me donne un morceau de volaille, je ne pouvais pas le découper. Pour le coup, je crus que la charmante fille de mon ami allait étouffer. Elle quitta la table, nous fit un gracieux salut, et nous restâmes seuls, la tragédie et la critique. — Que penses-tu de ma pièce ? me dit alors mon amphitryon. — Je dirai mon sentiment au public, tu sauras alors ce que je pense. En attendant, laisse-moi te demander une chose : Là, franchement, est-ce qué tu n’écris pas ta pièce en prose d’abord, et puis tu découpes les vers, mieux que moi le poulet, mais enfin tu découpes à travers la prose et tu mets les rimes. Croyez-vous, nous disait Planche en souriant, j’avais deviné juste. On est maladroit à table, mais on a quelquefois du flair.

C’est à peu près à cette époque qu’il parlait aux victimes d’une lettre que lui avait adressée madame Sand au sujet de Flaminio. Elle commençait à peu près ainsi : « Ah çà, mon cher Planche, pourquoi me maltraiter ainsi ? » Tout le temps elle était polie, flatteuse et aimable, se contentant de demander avec esprit un peu d’indulgence. Sept pages, ma foi, et serrées ! Le grand critique était heureux comme un enfant en nous montrant en cachette cette fameuse épître. Je puis assurer à madame Sand qu’il ne parlait jamais d’elle que pour la défendre, et je l’ai, à vrai dire, entendu attaquer quelquefois par des gens qui l’avaient vue de près, chez elle et dans le monde. Mais il aimait bien essayer quelque petite épigramme qui avait des dents de lait, un mot malin, une réflexion à mqitié méchante. Ce n’était plus le jouteur terrible d’autrefois, l’homme violent, impitoyable, qui brisait sa plume sur le dos des profanes. Vaincu par la misère, perdu, malade, il avait perdu l’amertume des premiers temps. Il n’était plus capable d’écrire l’article sur Henri de Latouche, cette page intitulée les Haines littéraires, tout imprégnée d’indignation et de pitié. J’ai dit déjà dans quelles circonstances avaient été faits les articles sur MM. Lamartine et Cousin. Les Haines littéraires sont venues, dans une mansarde, au milieu de la nuit. Il s’était couché triste, malade,