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CHRONIQUE.

— Vous êtes fou. Quand l’on a dîné, on paye.

— Je n’y avais pas pensé. Allons, c’est Buisson qui réparera la faute. Garçon, suivez-moi. Madame, dans un quart d’heure vous serez payée.

Et la dame de comptoir fut payée. Le malheureux Buisson s’exécuta : c’était le tailleur de Balzac. Balzac lui devait tant, mais tant, qu’il le gardait en pension chez lui. C’est Buisson qui plaçait les muets aux portes, et protégeait son débiteur contre les autres créanciers, c’est lui qui payait les folies de ce grand homme, ses promenades en voiture — et ses dîners chez Véry. Planche nous a souvent parlé de ces distractions si communes à Balzac ; des distractions fabuleuses, et des projets, et des systèmes ! C’était surtout la politique qui l’occupait. Les offres généreuses qu’il faisait tout à l’heure à Planche, de l’ambassade de Constantinople, du ministère, etc., il les renouvelait souvent. Il fondait chez vous le matin à deux heures, vous réveillait, cherchait votre linge, préparait vos bottes. Il fallait s’en aller de suite en Océanie, en Chine, au Pérou ! Il y avait des millions à gagner, des empires à conquérir, un monde à changer ! Tout cela amusait beaucoup Planche, qui était aussi incapable que le Grand Turc d’avoir de pareilles idées et d’y songer une minute !

Je viens de parler d’un dîner fameux. Planche dîna une autre fois avec un homme célèbre. « Je l’avais esbrouffé, disait le grand critique. Il me croyait un ignorant. Il m’interpelle dans les bureaux de la Revue, une petite discussion s’engage sur Platon. Et moi de lui dire les dates, l’année, le jour où tel livre avait été fait, de citer des passages… » Bref, Planche aurait été, il paraît, si fort et si sàvànt qye le grand philosophe lui aurait dit, tout émerveillé :

— Venez dîner avec moi dimanche, nous causerons.

— J’y allai, s’écriait le grand critique. Oh ! ne me parlez plus des philosophes ! quelle langue et quelle cuisine ! La langue, passe encore ! mais les côtelettes ! toutes brûlées, les os de saint Laurent ! Et du vin, l’abondance chauffée au bain-marie. Un légume au beurre, c’était tout le déjeuner. Je me suis vengé. Au légume, je lui ai dit qu’il avait fait des contre-sens.

Qu’on n’aille pas croire, comme ont semblé le faire quelques feuilletonistes, que les Danaïdes couchassent dans son estomac, et qu’il fût insatiable. Bâti comme un Hercule, toujours pensant, méditant, ruminant, il avait besoin, comme un collégien, d’une nourriture saine et abondante. Il a bien des fois mangé avec nous le dîner modeste de la table d’hôte, mangé dans la chambre, et non dans la salle commune — la notoriété ! cette borrible notoriété ! Comme il se rattrapait, quand un ami le conviait à un repas sérieux. Pauvre homme ! les invitations ne pleuvaient pas. Il avait depuis si longtemps abandonné les salons, les cénacles, les ateliers et les petites assemblées littéraires ! Il vivait retiré, avec des inconnue pour amis, et jamais, qu’on me croie sur parole, jamais, depuis dix ans, il n’avait pu acheter l’habit noir classique. On l’eût invité à un bal, où il pouvait trouver l’éditeur qui