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DÉCADENCE DE L’INDE.

même homme inspiré à un des plus brillants élèves de Voltaire par la morale pratique de l’Orient.

« Aurungzeb, a dit Jacquemont, me paraît bien meilleur que sa réputation. Son règne fut le plus pacifique de tous ceux des princes mogols. Il persécuta ses frères, il est vrai, il fit mourir l’un, acheta la tête de l’autre, jeta dans les fers un troisième ainsi que son neveu et son propre fils Mohammed ; mais ces cruautés n’étaient que des actes de prudence politique ; il assurait par là la durée de la paix intérieure, et, par conséquent, le bien-être du peuple, auquel il travailla pendant un règne de cinquante années avec une capacité et une activité qui appartiennent plutôt à l’Europe qu’à l’Asie. Il ne bâtit point de palais ni de superbes mosquées, mais il planta des arbres, creusa des puits, pourvut à la sûreté des voyageurs sur les routes de l’empire et à leur commodité par la construction d’une multitude de séraïs. C’était un roi homme du peuple, et il me paraît avoir été trop homme d’esprit pour avoir aimé le faste à cause de lui-même. Il vivait en ermite au milieu de la cour la plus magnifique de l’Asie, vêtu d’un habit simple, content d’une seule femme, sobre, laborieux, savant… Aurungzeb n’a jamais tué que comme roi, et que des hommes qui l’eussent fait mourir également, s’ils eussent été à sa place. »

Entre ces deux appréciations opposées, M. de Maistre eût sans doute préféré la dernière ; mais l’histoire doit adopter la première. Jacquemont, qui connaissait peu le passé de l’Inde, a pu écrire de bonne foi un spirituel paradoxe ; mais le jugement formulé par le génie dans la solitude de Ferney, est comme l’écho lointain des malédictions dont les populations indoues foulées par Aurungzeb, et cruellement persécutées dans leurs croyances par ce tyran fanatique et convertisseur, poursuivent encore sa mémoire.

Que l’on cherche ou non une moyenne éclectique entre ces deux jugements, il faut reconnaître que c’est de la mort d’Aurungzeb que date le déclin de la maison de Timour et la décadence de leur empire. Un siècle et demi s’était alors écoulé depuis l’avènement d’Akbar. Partout ailleurs, un tel laps de temps, rempli par une possession incontestée, un pouvoir fort et régulier, une administration unitaire, aurait suffi pour amalgamer tous les éléments sociaux épars sur le Sol, pour les fondre en une masse homogène et compacte, pour en faire, tout au moins, un noyau de nation ; mais dans l’Inde, il