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DÉCADENCE DE L’INDE.

soi-même ; mais il fallait aussi bien savoir à quel point l’ordre social et les doctrines régnantes avaient rendu le poids de l’existence intolérable pour ces mêmes hommes. Aucun grief plus grave ne peut être élevé contre le bralimanisme.

Pour bien se rendre compte d’un fait aussi étrange pour nous Occidentaux, que cette aspiration au néant, il faut se rappeler les effroyables terreurs que devaient inspirer à des populations opprimées et ployées sous mille jougs, du berceau à la tombe, leurs croyances à cette transmigration dont l’être humain était éternellement le jouet. Il est bon de voiron quels termes effrayants ce dogme est décrit dans le Bhagavata-Pourana, un des livres les plus canoniques du brahmanisme moderne. Après avoir décrit longuement les misères auxquelles cette loi fatale condamne toute créature vivante et même les dieux, le poëte dépeint ainsi les phases du retour de l’homme à une nouvelle, passagère et douloureuse existence. Il nous le montre, embryon d’abord à peine perceptible, puis masse de chair informe où se développent peu à peu une tête, des bras, des pieds, des mains, des ongles, tous les organes enfin qui doivent le spécifier : « À cinq mois, péniblement replié sur lui-même, il dort encore dans les plus ignobles viscères de sa mère, sans connaissance de son individualité morale, mais ressentant déjà les angoisses de la faim et de la soif qu’il ne dépend pas de lui d’apaiser. Dans cette misérable condition, il s’éveille, en reçoit la notion distincte, avec le souvenir désespérant de toutes les mauvaises actions qu’il a commises dans ses existences précédentes, et la prescience des douleurs, des souffrances qui l’attendent comme châtiments dans une nouvelle vie. Dès lors effrayée, sans repos, cette malheureuse créature s’agite vainement au milieu de ses terreurs, déplorant la tristc et inévitable destinée qui l’attend. Enfin, lorsqu’il ne peut plus supporter cet état effroyable, Maya, la déesse de l’illusion, en fait son jouet, lui ôte la mémoire, la conscience de son passé, puis le lance dans la vie, à travers les déchirements, les cris, le sang et les pleurs[1]. »

On conçoit qu’en face de cette succession fatalement éternelle de pareilles conditions d’existence, l’extinction absolue de l’individualité

  1. Bhagavata-Pourana, t. II, ch. xxxi.