Page:Le Présent - Tome deuxième, 1857.djvu/136

Cette page n’a pas encore été corrigée
124
LE PRÉSENT.

de lui-même, permettant fort bien qu’on discutât son mérite. Mais il achetait pour écrire ses grands articles du papier à mille francs la rame. Je grossis sans doute le chiffre ; toujours est-il qu’il n’était content qu’après avoir payé au poids de l’or une demi-main de papier superbe. « Voyez-vous ce grain, faisait-il en caressant la feuille blanche du bout des doigts ; est-ce beau ? c’est du vrai ; trouvez-m’en du pareil ! » Il payait quelquefois ses plumes un prix fou. Sa plume d’or, l’a t-il regrettée souvent ! le malheureux, il l’avait perdue, laissée je ne sais où. Et son encre de Chine ! Il prétendait être le seul dans tout Paris et même en France qui eût un vrai bâton, un morceau de la vraie croix ! Il avait tout à sa fantaisie, et c’était plaisir d’attaquer une idée avec des armes si luisantes et si coûteuses ! Ne trouvez-vous pas, dites-moi, dans ces enfantillages, dans ces amours puérils, le signe d’une intelligence honnête et d’un vertueux caractère ? Ces petites choses ont un sens qu’on aime à deviner. Il voulait que l’instrument fût digne du sacrifice. Il immolait les renommées avec une plume d’or.

Manin est mort aussi, Manin le dictateur de Venise, qui avait déjà vu enterrer, avant de quitter lui-même la vie, sa noble fille Emilia et son autre fille, la liberté. On sait quelle âme ardente et belle se cachait sous les apparences bourgeoises de l’ex-dictateur. Ce n’était pas comme d’ordinaire chez les Italiens, chez tel fanatique dont je pourrais dire le nom, chez tous ces fils de la race latine brûlés par le soleil, la violence et la haine qui faisaient le fond du caractère. Il était doux, paisible et bon. Il était aussi bien un prêtre qu’un soldat de la liberté. Il fallait le voir dans la rue Pigale, vers la rue Blanche, sur les hauteurs de ce quartier, se promener muet et triste ! On devinait la souffrance qui dévorait son cœur et le menait lentement vers la tombe. Sa fille ! Il l’avait tant aimée ! comme il devait pleurer en face de son image, un chef-d’œuvre dû au pinceau d’Ary Scheffer, le peintre de ceux qui ne sont plus, qui arrache à la mort le secret de la vie et fixe sur la toile les traits de tous ceux qu’il aima, parce qu’ils aimaient l’art, la poésie et les grandes choses ! Il a cette fois encore, malade, les yeux humides, fait le portrait de Manin. Le fils de l’ex-dictateur, jeune homme de vingt-cinq ans, aura toujours devant les yeux l’image de l’héroïsme et du malheur ! Puisse-t-il être digne de sa sœur, de son père et de sa patrie !

Loin de Paris, sous les orangers du midi, Mlle Rachel lutte, elle aussi, contre le mal qui s’est emparé d’elle, et a ébranlé si fort cette riche et noble organisation. Elle a été partout, sous tous les soleils, vers tous les rivages, et elle porte encore en elle le germe de la maladie. La mort ne voudra pas toucher à la tête d’une femme, après avoir fait une si belle moisson d’hommes I Elle nous laissera bien quelques gloires !

À Bellevue, M. Théodore de Banville reçoit les soins du docteur Dupuis. Il n’y a pas, à coup sûr, un sérieux danger ! Mais il a tant d’amis et de si dévoués, qu’on s’exagère malgré soi l’état du malade. Il est jeune, il n’a pas encore touché à