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CHRONIQUE.

Et le bonhomme tout bêtement d’emmener la vache assez loin pour qu’on ne la vit plus,

« Voilà déjà une précaution prise. N’oublions pas l’autre, dit Gustave Planche. Otons ma montre ; si je suis touché, les éclats du verre pourraient me blesser. » Il avait une montre dans ce temps-là, et de la prudence, comme vous voyez. Dieu merci ! personne ne fut touché, ni M. de Feuillide, ni Planche, ni la vache, ni les témoins. L’un d’eux du reste avait eu soin, dit-on, de se mettre à l’abri. On ne ee met pas à l’ombre des pâquerettes, quand on a cinq pieds six pouces, mais un homme de taille moyenne peut se cacher dans le creux d’un arbre. C’est là qu’un des témoins attendait l’issue du combat. Les deux adversaires étaient de grands journalistes, mais ils étaient surtout de grands maladroits, et l’on a bien raison de mettre sa vie à couvert, quand on court de pareils risques.

Est-ce à cette époque, est-ce plus tôt, est-ce plus tard qu’il fut nommé, par M. de Salvandy, professeur de littérature étrangère à Bordeaux ? Je ne sais, mais il riait bien fort, le grand critique, en racontant sa visite au ministre. Il va le remercier. — Je suis prêt, dit-il, à accepter, mais à peine ai-je quelques notions des langues étrangères. Ainsi je ne sais pas un mot d’espagnol.

— Ça ne fait rien, commencez par là, fit le ministre fort étonné de ce scrupule. Planche sans doute exagérait et s’amusait innocemment aux dépens de M. de Salvandy. Pourtant il donnait l’histoire comme vraie, et il riait de si bon cœur en la disant.

Il était moins gai les jours où il s’agissait d’aller vendre à M. Lévy un ou deux volumes composés avec ses articles de la Revue des Deux Mondes. C’étaient d’abord des serments formidables ; il ne lâcherait les livres que moyennant telle somme ; personne ne l’en ferait démordre ; on le saignait, on abusait de lui ; on lui faisait même acheter des numéros de la Revue qu’il avait perdus, et sur l’argent qu’on lui donnait, il avait encore deux louis à déduire pour cette dépense imprévue. C’était insupportable, il fallait en finir ! Nous le voyons donc partir bien décidé, fort en colère, trouvant presque des forces pour marcher droit. Il revenait une heure après joyeux, frappant sur son gousset. Nous nous frottions les mains ; il avait vaincu. Hélas ! on lui avait fait les mêmes conditions, mais en lui montrant un peu d’or. Et il avait pris cent francs. « Avec cela, disait-il, je payerai telle dette. — Et vos serments ? — Que voulez-vous ? » soupirait-il, et il faisait ses petits comptes.

Cette scène, peu intéressante éi l’on veut, mais significative, a dû se renouveler souvent. Mais nous l’avons vue se passer dans l’hiver de 1854 à 1855. Le même soir, nous le priâmes de venir dîner avec nous. Un homme de six pieds qui mangeait à côté, ancien soldat, voulut à toute force l’embrasser. Il le prenait pour un trompette qu’il avait beaucoup connu au régiment.

Faut-il parler d’une de ses manies ? Il était modeste à l’excès, ne parlait jamais