flacon à moitié vide ; Pierre était toujours dans son coin, réfléchissant et se parlant à voix basse.
— Irai-je seul ? Je pourrais les tuer et les jeter dans l’étang sans que personne en sût rien. Ah ! bien oui, reprit-il avec un sourire amer, une vengeance sans. témoins, sans bruit, sans éclat ! Il faut qu’on le sache au contraire, et qu’on voie ce que j’ai vu. A moi seul, j’en viendrais à bout, j’en suis sûr, et ce n’est pas que j’aie peur, mais je veux qu’on sache tout. Oui, il le faut. Oh ! mon Dieu !
Il cacha sa tête dans ses mains. Ses voisins se disposaient à partir.
— Bonsoir, Pierre, dit l’un d’eux, tu ne reviens pas ?
Il leva la tête ; ils étaient là quatre ou cinq qui le regardaient curieusement.
— Allons, Jarry, tu n’es pas raisonnable, tu t’es affolé d’une mijaurée et tu souffres.
— Silence, Simon, ou je te casse mon verre sur la figure.
On se tut.
— La paix, reprit-il plus doucement, et ne parlons plus de ça. Tenez, asseyez-vous et buvons un coup ; c’est moi qui paie.
— Pierre, mon ami, tu as déjà assez bu, reviens avec nous et couche-toi.
— Plus tard, dit-il d’un air sombre. Trinquez avec moi. Jacqueline, du vin.
Les jeunes gens s assirent autour de lui, et on but silencieusement. Quand ce fut fini, ils se levèrent.
— Il est temps de partir ; viens avec nous, Pierre.
— C’est vous qui allez venir avec moi. Allez chercher vos fusils.
— Des fusils ! Pourquoi faire ? s’écria-t-on en chœur.
— Pour tuer des Russes.
— Des Russes ! des Russes ! Où sont-ils ?
— Vous le verrez. C’est moi qui vais vous conduire. Allez vous armer et re venez dans un quart d’heure me rejoindre sous les tilleuls. Je vous attendrai.
— C’est dit, compte sur nous. Sous les tilleuls, dans un quart d’heure.
Pierre rentra chez lui et alla frapper à la porte du père Grandpré.
— Père Grandpré, levez-vous.
Le père Grandpré vint ouvrir.
— Ah çà ! qu’as-tu donc, mon garçon, à courir ainsi la nuit ?
— Habillez-vous et venez avec moi.
— Où vas-tu ?
— Tuer des Russes.
— Alors, c’est bon, j’en suis. En un tour de main, je suis prêt. De quel côté allons-nous ?
— Vous verrez.
— Si j’allais embrasser Marguerite avant de partir ! car j’espère bien qu’ils se défendront, et alors on ne sait pas ce qui peut arriver. Qu’en penses-tu, Pierre ?