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LE SALON DE 1857.

la couleur ne soit point aussi satisfaisante que le dessin ou l’expression des figures ; mais ces tons-là sont décidément trop durs et trop olivâtres, et par ce seul défaut, ce tableau tombe dans les toiles d’un ordre inférieur. Le Raphaël apercevant la Fornarina pour la première fois n’est point non plus exempt de reproches. La pose de la belle boulangère est théâtrale et déclamatoire. Elle semble jeter à tout venant le défi de sa beauté, que je trouve, j’en demande bien pardon à son ombre charmante, et j’en suis fâché pour M. Benouville, un peu vulgaire, un peu commune. Ce n’est pas là la Fornarina. Elle avait, la belle et homicide amante du divin Sanzio, plus de suavité dans les traits, plus de douceur dans le regard, plus d’enchantement répandu dans toute sa personne. Le génie de Raphaël, qu’elle a tué, ne l’atteste-t-il point sur une toile célèbre ?

Pas davantage je ne pourrai avoir le plaisir de la louange avec M. Cabanel. Il y avait cependant un beau tableau à faire avec son Othello racontant ses batailles. Mais je l’eusse voulu tout shakspearien, tout plein de poésie pénétrante et sauvage. L’Othello aurait été tout mouvement et tout feu ; sur sa face basanée et dans ses yeux noirs, j’aurais fait passer la flamme des batailles ; dans ses cheveux crépus, j’aurais fait souffler le vent chaud du soir ; chaque muscle aurait parlé ; chaque veine tendue aurait marqué l’animation et l’effort. Desdémone aurait fait contraste avec le violent capitaine. Âme douce et faite pour être dominée, elle eût été liée invinciblement à cette autre âme ardente et faite pour commander ; l’admiration qui la conduisit à l’amour eût dominé sur son visage. Tout autre est le sentiment qui remplit le tableau de M. Cabanel. Il a voulu civiliser Shakspeare, peigner la crinière du lion. Son Othello est beau comme un jeune premier de mélodrame ou comme un chevalier du Tasse. Il est calme, il est doux, il a l’air de s’écouter parler. Il semble dérouler avec une éloquence mesurée de longues périodes pleines de nombre et d’harmonie ; il est bien mis, il croise mollement ses jambes l’une sur l’autre et il discourt comme un professeuren Sorbonne. Que l’Othdlo de Shakspeare, l’homme de la violence et du meurtre, dans les veines de qui coule ce sang impétueux des Maures allumé au soleil d’Afrique, n’a rien de ces airs de troubadour enretraite ! My fair warrior, ma belle guerrière, dit-il en parlant de Desdémone, et dans ce cri d’amour du soldat, il y a tout son passé glorieux, tout son présent ardent et heureux, tout son avenir sombre et tourmenté ! La Desdémone de M. Cabanel a une douceur monotone qui n’est point vraie non plus. Desdémone était douce, sans doute, bien douce, mais aussi elle était enthousiaste et hardie par instants. En écoutant Othello, les élans de son âme vaillante et naïve devaient se faire jour. Le plus réussi des trois personnages est le seigneur Brabantio. Mollement étendu sur une .ottomane, les yeux à demi fermés, il digère. Sa béatitude niaise, son calme près des orages de ces deux cœurs, sa tranquillité font plaisir à voir. En revanche le Iago qui écoute dans l’ombre est faux et mélodramatique au possible. M. Cabanell a manqué là un beau sujet.