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LE PRÉSENT.

aimait à entendre Georges lui parler de la Russie, de ses immenses plaines de neige, et de ses vastes forèts de pins frissonnant sous un ciel glacé dans un blanc manteau de frimas. Son esprit s’agrandissait à ces peintures de pays inconnus, de mœurs étrangères. Elle, de son côté, donnait des nouvelles de la guerre, disait de combien d’étapes les armées alliées s’étaient rapprochées de Paris, et elle était tout étonnée de sentir qu’elle n’en parlait plus le cœur gros de vengeance.

Son mariage avec Jarry de jour en jour lui devenait odieux. Pourquoi ? Elle ne s’en rendait pas compte elle-même, mais elle pleurait en y pensant. Le père Grandpré attribuait cette secrète tristesse aux troubles de la jeune fille qui bientôt va devenir femme, et le père Jarry approuvait en clignant de l’œil, comme font les malicieux bonshommes de Teniers. Cependant le temps marchait ; on était arrivé vers le quinze du mois de février, et quatre ou cinq jours à peine séparaient Pierre du moment qu’il hâtait de tous ses vœux, Marguerite de l’heure que, malgré elle, elle redoutait, et qu’elle eût voulu pouvoir ajourner indéfiniment.

IV. — LA VEILLE DES NOCES.

Sur ces entrefaites, un grand événement mit en émoi tout le village de Saint-Just. Le château, inhabité depuis la révolution, se rouvritpour recevoir ses maîtres. La marquise de Lautages auquel il appartenait avait émigré et n’avait point reparu depuis le commencement du siècle. Elle avait vécu en Europe promenant dans sa chaise de poste ses ennuis et ses regrets, et avait fini par se fixer en Russie. À cette heure que l’Empereur, malgré les efforts suprèmes de son génie, était près de succomber dans sa lutte gigantesque, elle était revenue à la suite des armées alliées, dans ce pays qu’elle avait quitté depuis tant d’années. Mme la marquise de Lautages était une femme d’une cinquantaine d’années ; belle encore et majestueuse au penchant d’une vieillesse qui semblait respecter son grand air de princesse et de femme du monde, elle était rentrée au château de ses pères avec une fille, Mlle Clotilde de Lautages, jeune personne de vingt ans dont l’aristocratique beauté eût ému les plus indifférents. Grande, svelte et brune comme une fille du Midi, Clotilde de Lautages avait les nobles traits de sa mère avec une teinte de douceur qui leur manquait. Ses yeux, bleus comme l’ancolie, avaient une remarquable expression de douceur, et ses regards timides, le son de sa voix allaient chercher jusque dans l’âme de ceux auxquels elle parlait les plus doux sentimenls d’affection et de sympathie.

Quelques jours après le retour de la marquise,le père Grandpré, comme garde particulier de ses propriétés, était allé lui rendre ses devoirs. Mme de Lautages, bonne et simple comme une vraie grande dame, avait causé avec son vieux garde,