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L’ANNÉE DES COSAQUES..

lèvres du vieux soldat la vie ou la mort qu’il prononçait. Le ton plus tranquille avec lequel il prononça ces dernières paroles les avait presque rassurés.

— Donnez-moi un fusil, dit-il.

On lui tendit un fusil, il l’arma ; les deux hommes pâlirent de nouveau. Il recula, écarta sa fille de la main.

— Faites comme moi, vous autres, dit-il en se tournant vers les jeunes gens armés de fusils. En joue, feu !

Les deux Russes s’étaient élancés comme pour fuir ; ils firent quelques pas en chancelant, puis tombèrent. On se pressa autour des deux cadavres.

— Prenez-moi ces deux hommes, dit le père Grandpré, et enterrez-les.

Quatre jeunes gens s’avancèrent, prirent les cadavres et les emportèrent. La foule les suivit’et s’écoula avec eux. Marguerite semblait anéantie.

— Qu’est-ce que cela, ma fille ? Je ne te savais pas si tendre au Cosaque, dit l’impitoyable vieillard.

— Allons, père Grandpré, venez avec moi, fit Pierre.

— Avec toi ? Où, Pierre ?

— Chez nous.

— Qu’y faire ?

— Y demeurer, donc ! Vous ne pouvez pas rester ici.

— Merci, Pierre. Je ne puis accepter.

— Et pourquoi ?

— Parce que…

Pierre comprit instinctivement la pudeur du père pour son enfant, il reprit vivement : — Vous ne pouvez venir demeurer chez votre fille ?

— Que veux-tu dire ? Chez ma fille ?

— Eh oui, chez votre fille, Marguerite, ma femme. Ma femme pourra bien demeurer chez nous et son père aussi.

— Ta femme, dit le vieillard en souriant de la vivacité du jeune homme, un peu de patience, elle ne l’est pas encore.

— Je vous jure, dit Pierre en étendant la main, je vous jure sur les ruines de cette maison qui l’a vue naitre, que dans huit jours d’ici je la conduirai à l’église… si vous y consentez, mon père, dit-il en baissant la voix.

— Pierre, dit le père Grandpré avec une émotion mal contenue, tu es un digne garçon. Je vais avec toi. Marguerite, ma fille, allons. Embrasse-la, Pierre, tu es son mari.

Pierre embrassa la jeune fille, et un moment après il installait, chez son père Antoine Jarry, le vieillard et sa fiancée. — Ils furent reçus tous deux à bras ouverts ; le bonhomme avait pris son parti de la pauvreté de Marguerite. Jeannette, la sœur de Pierre, enfant de treize ans, vive et douce, s’empara de la nouvelle venue et la promena toute la journée du jardin à l’étable et de la cave au grenier.