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L’ANNÉE DES COSAQUES..

laume, que sa femme suivait avec ses enfants. Quand on fut arrivé, chacun se dispersa et rentra sous son toit dévasté. Les pauvres animaux ne reconnaissaient plus l’étable accoutumée où tant de fois, en rentrant du pâturage, ils avaient retrouvé la paille fraîche et la luzerne fleurie. Ils se refusaient à entrer dans ces masures qui sentaient la fumée, et poussaient, en reculant, de longs gémissements. Il fallait les frapper pour les forcer à avancer.

— Cela fend le cœur, disait la mère Thomas en s’essuyant les yeux avec un coin de son tablier. Allons, ma pauvre Barrée, un peu de courage, — et la Barrée regardait de côté et d’autre en mugissant tristement, et la vieille paysanne était obligée de lui casser sur le dos des branches de bois mort pour la contraindre à franchir ce seuil couvert de débris.

La maisonnette du père Grandpré était autrefois près de celle de la mère Thomas, maintenant il ne restait que la place. Construite en chaume, elle avait été une des premières dévorée par l’incendie, et là où elle s’élevait autrefois, à quelques pieds de terre, il n’y avait plus que des restes de poutres calcinés et quelques briques roulant dans la cendre. Marguerite, à cet aspect, sentit de grosses larmes monter à ses yeux. Le père Grandpré ne pleurait jamais, — son œil resta sec, — mais sa douleur, pour ètre concentrée, n’en était que plus effrayante. Il s’assit sur les décombres et laissa tomber sa tête dans ses mains. On allait et on venait autour de lui ; il ne voyait personne. Le père et la fille restèrent près de deux heures dans cet état de torpeur ; deux ou trois fois la mère Thomas, excellente femme qui aimait Marguerite comme son enfant, s’approcha d’eux pour leur offrir un coin dans sa cabane ; ses paroles restèrent sans réponse.

Leur maison seule avait complétement disparu ; les autres habitations, construites un peu plus solidement, avaient résisté davantage, et chacun, occupé à réparer, à remettre en place, n’avait guère le loisir de s’occuper du vieillard et de sa fille. Le regard même de plus d’un des habitants du village, en passant devant ce couple silencieusement assis sur les ruines de sa chaumière, brilla d’un rayon d’envie satisfaite et s’alluma d’une joie maligne. Une jeune fille alla jusqu’à dire : — Eh bien ! les voilà à la besace tous les deux ! Jarry doit ètre content, j’espère, il va épouser une mendiante.

Ces paroles cruelles ne semblèrent point arriver jusqu’aux deux désolés ; ils ne voyaient et n’entendaient pas. Ils ne paraissaient point près de sortir de cet état d’immobilité, quand un grand tumulte se fit entendre dans la rue dont la maisonnette détruite avait fait le coin. Les habitants se mettaient sur le seuil de leur porte, et ces exclamations s’échappaient de toutes les bouches : — Ah ! voilà deux de ces coquins qui ont brûlé Saint-Just et tué Guillaume. À mort ! À mort les Russes !

Le bruit se rapprochait de Marguerite et de Grandpré ; tous deux semblaient endormis dans leur douleur. Tout à coup une main s’appuya fortement sur l’é-