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LETTRES DU MARÉCHAL SAINT-ARNAUD.

des Russes, soixante mille hommes et trente pièces de canon. Nous dépassons Agamemnon, et notre siège ne durera pas aussi longtemps que celui de Troie. »


Comme un vaisseau que la tempête porte aux nues ou enfonce daus les abîmes, cette grande âme allait ainsi ballottéede la gloire à la honte d’un échec et des enivrements du pouvoir à la colère contre la maladie.


« Je me demande pourquoi s’accumulent sur un pauvre ètre tant de tortures et de supplices infligés au corps comme à l’âme. Si encore la douleur physique me laissait toutes mes forces, je lutterais, mais les forces s’épuisent dans la lutte, elle est trop longue. Tout a un terme… Je ne demande que de pouvoir terminer ma tâche. »


Cette consolation lui fut donnée en partie. Le bonheur du débarquement lui fut une première joie et comme un avant-goût de victoire.


« De mémoire d’homme, écrit-il à sa femme, on n’a pas vu un plus beau spectacle que ce débarquement aux cris de : Vive l’Empereur ! Le 14 au soir, toute l’armée était en position. J’ai débarqué vers une heure et j’ai parcouru toute la ligne à cheval, aux cris de : Vive l’Empereur ! vive le Maréchal ! Les troupes sont superbes, pleines d’ardeur ; nous battrons les Russes. Adieu, je t’écrirai dans deux jours. Je t’envoie, avec un baiser, une petite fleur russe cueillie sous ma tente. »


La bataille de l’Alma couronna dignement cette brillante carrière. Le maréchal resta onze heures à cheval et, épuisé par la maladie, se dit, comme à Constantine sous le feu des Kabyles : Je ne mourrai pas. La mort, en effet, respecta, pour un moment encore, cette puissante volonté, et lui accorda un répit de quelques jours, puis quand il eut bien goûté à la fois les joies et l’amertume d’un triomphe inachevé, elle fit un effort et l’emporta. Une attaque du choléra s’ajouta à toutes les souffrances du Maréchal ; ce fut le coup de grâce. Il vit venir cette heure dernière ! Il sentit la vie lui échapper des mains, et avec la vie peut-être une gloire immortelle ; il ne regretta que la gloire. En quittant ses soldats, il leur envoyait ce cri touchant : « Soldats, vous me plaindrez, carle malheur qui me frappe est immense, irréparable, et peut-être sans exemple. »