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LE PRÉSENT.

française. M. de Saint-Arnaud fut un de ceux qui se distinguèrent le plus dans cette grande journée.


« Les hommes tombaient dans cette mare de boue et de sang dans laquelle nous pataugions. Je pouvais prévoir, à quelques minutes près, le moment où j’irais m’étendre aussi dans cette fange noire qui me répugnait. Alors, frère, ta pensée est venue à mon cœur comme un éclair ; j’ai envisagé ta douleur ajoutée à tant d’autres douleurs déjà si poignantes ; j’ai serré la poignée de mon sabre, et je me suis dit : Je ne mourrai pas. Nous étions arrêtés, on n’avançait plus ; six hommes du bataillon d’Afrique me séparaient du feu des Kabyles ; je prends une résolution, je me retourne vers mes soldats et je leur crie : Vous serez tous tués là ; suivez-moi, en avant, et je vous sauve ! Aussitôt je les entraîne, nous chargeons les Turcs qui ne tinrent que peu, et la rue est balayée ! Il était temps ; pendant que je parlais à mes soldats, les six hommes qui étaient devant moi avaient disparu dans la boue, et pour courir aux Turcs j’ai été obligé de sauter par-dessus leurs cadavres. »


Je pourrais multiplier les récits de ce genre ; pendant quinze ans, M. de Saint-Arnaud se porta avec la même impétuosité à tous les hasards ; chacun de ses grades fut le prix d’une action d’éclat. Sa santé cependant était toujours mauvaise. À plus d’une reprise le choléra s’essaya à cette noble vie, comme un bûcheron qui, d’un revers de hache, abat un arbuste et est obligé de lancer vingt fois son arme au cœur d’un grand chêne. M. de Saint-Arnaud faisait bonne mine à toutes ces souffrances et les accueillait par de gaies ironies.


« Je ressemble, disait-il, à ces vieux chevaux de bonne maison qui, bien pansés, bien cirés, bien harnachés et un peu poussés d’avoine, redressent encore la tête et piaffent avec élégance ; mais plus de fond, plus de nerf. L’élan est toujours là, impétueux, terrible, mais il ne faut pas que la course soit longue. »


Toutefois, cette nature si riche et si mobile n’était pas toujours allègre et souriante ; elle avait aussi, et c’est ce qui la complétait, le don de la tristesse et des douloureuses réflexions. Il écrivait, au camp du Fondouck, enfermé seul avec la fièvre dans une misérable baraque de planches :


« Ah ! frère, que de courage, que de résignation il me faut ! Quand le mal vient saper mon moral, que je me sens seul, isolé, loin de tout ce que j’aime, j’ai le