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LE PRÉSENT.

temps et se mit à leur raconter l histoire lamentable de son compagnon. Arsène enrageait. Le maire avait relevé les manches de son habit, et, muni d’un tablier blanc, brandissant une bouilloire, suivi de tout le peuple de la cuisine, auquel commençaient à se joindre les gens de la basse-cour et la file des valets de pied, il réunissait à grand bruit les ingrédients de cette fameuse panacée dont un seul verre allait sauver le patient, et il se mit à danser de joie, quand il les tint tous.

Aussitôt la foule glapissante qui l’entourait se précipita vers l’âtre avec lui, et le maire posa triomphalement, le ventre au feu, sa bouilloire pleine. Arsène, étant demeuré seul un instant, s’échappa.

Il traversa rapidement l’office, puis une longue enfilade de pièces désertes et enfin une galerie, en se guidant sur le tumulte toujours croissant du festin. Il y avait alors une grande demi-heure qu’il avait quitté Julie, et chaque minute était précieuse. La maladresse de Jean Moreau avait trahi la confiance de la jeune femme ; les empressements trop familiers du bonhomme avaient gâté tout le bien qu’il voulait faire. Mais le temps s’écoulait toujours, et les forces d’Arsène l’abandonnaient peu à peu ; déjà il ne pouvait plus mouvoir le bras ; la terrible enflure gagnait encore. Cependant il ne perdait pas courage ; il avait résolu d’aller chercher Georges au milieu même du repas, comptant attirer l’attention de son ami sans causer en même temps d’émeute parmi les dîneurs, grâce au désordre qui régnait déjà sur le théâtre du repas. Il aperçut enfin, à l’extrémité de la galerie, la porte ouverte de la salle à manger, et il s’arrêta sur le seuil.

Les déjeuners du marquis étaient, — il le disait lui-même, — des repas de famille : on y mangeait entre gentilshommes. En ce moment tous les domestiques avaient quitté la salle, attirés par les clameurs que le maire poussait dans les cuisines. Vingt convives, en simple habit de campagne, jaquette de velours et bottes à retroussis, se trouvaient réunis autour de la table. Arsène appela Georges à demi-voix, mais celui-ci, placé d’ailleurs à l’autre bout, parlait et gesticulait avec tant de feu qu’il n’avait garde d’entendre. Il se tut et toutes les voix s’élevèrent après la sienne : il se faisait un si grand bruit dans la salle, qu’Arsène ne saisit point tout d’abord l’objet d’une si chaude discussion. Mais il prêta l’oreille, sûr de n’être pas remarqué, car tous les yeux se dirigeaient sur l’amphitryon qui remplissait activement et vidait son verre pour cacher un peu son embarras.