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LE PRÉSENT.

Les Insomnies, poésies de L.-A. Gras, ouvrier mécanicien.

M. Gras célèbre l’amitié, la reconnaissance, la pitié, l’amour de Dieu, tous les sentiments tendres qui adoucissent la vie et font le charme des rapports des hommes entre eux. C’est fort louable et je ne puis qu’applaudir à tout ce fond du beau volume de M. Gras, mais, je l’avouerai, la forme ne me paraît pas mériter l’éloge au même degré. Non pas qu’elle ne soit par instants facile, harmonieuse même et qu’elle n’emprunte un certain attrait aux choses excellentes qu’elle est chargée d’exprimer, mais elle est trop souvent vieillotte, commune, un peu pâle. M. Gras a beaucoup de sympathie pour le rossignol, rien d’étonnant de la part d’un poëte, mais à quoi bon l’appeler Philomèle ? M. Gras aime beaucoup les fleurs et il en parle souvent ; mais pourquoi leur donner à toutes le nom generique de Flore ? Flore et Philomèle sont deux noms fort harmonieux qui sont bien à leur place dans Ovide et dans Catulle, mais il y a bien longtemps déjà qu’on les laisse faire l’élégance des amplifications des rhétoriciens. Thémis ne se trouve même plus dans les discours des jeunes avocats s’exerçant entre eux dans des conférences à l’art de la parole. Le livre de M. Gras, tout diapré de pareilles locutions, a l’air d’un vieux parterre de 1810 qui depuis bien longtemps n’a pas reçu les soins du jardinier. Il y a de la poussière de fleurs et un souvenir de parfums, mais la vie y a depuis trente ans fait place à la mort. M. Gras fait des fables à l’imitation de La Fontaine ; c’est un excellent modèle ; malheureusement La Fontaine a déjà eu beaucoup d’élèves qui n’ont point assez profité des leçons du maître. M. Gras traduit aussi des psaumes à l’imitation de J.-B. Rousseau ; mais sa phrase n’a pas la largeur nécessaire pour enfermer Jéhovah, et la terre et les cieux. Chez les modernes l’homme que M. Gras a le plus étudié est Lamartine ; on s’en aperçoit à la fluidité du vers, à la mollesse de la forme, au coulant de la rime. Que n’a-t-il pris M. de Lamartine un peu de sa grandeur et de la magnificence de son lyrique.

Malgré tout et quoique notre métier soit avant toute chose de faire de la critique, ne pouvons nous refuser à reconnaître dans l’auteur des Insomnies d’estimables qualités privées. Nous ne partageons pas l’opinion de ceux qui reprochent aux ouvriers d’abandonner un instant leur métier pour la rime et leur refusent le droit de charmer les heures du repos par la confection de quelques strophes. L’amour des vers entraine toujours dans lui une certaine élévation d’idées qu’il faut encourager et suppose un culte du beau auquel les fidèles ne peuvent que gagner. Je finirai par un conseil ; que M. Gras se défie de l’idylle ; on n’a pas tout dit quand on a dit Myrtil, Sylvie ou Glycère. Bocage d’ailleurs ne prend qu’un c ; en mettre deux est une fantaisie par trop poétique, et l’orthographe, qui sait régenter jusqu’aux rois, ne se plie même pas aux caprices des rimeurs.

Le Secrétaire de la Rédaction.
Étienne MELLIER, Directeur.