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LE PRÉSENT.

Qu’il soit donc permis à M. Gustave Flaubert de prendre ses caractères sur le vif. Les natures timides et incertaines se voileront la face de leurs doigts entr’ouverts ; mais celles qui aiment à mesurer le mal pour y apporter le remède, n’auront pas assez de couronnes pour l’observateur patiemment incliné sur les infirmités sociales.

Ceci dit, pour la justification de M. Gustave Flaubert et de tous ceux qui marcheraient sur ses traces glorieuses, je me permettrai quelques critiques. Pour qu’elles soient mieux comprises de ceux qui n’ont pas encore lu le roman de Mme Bovary, il est, je crois, nécessaire ;de tracer le cercle des passions dans lequel elle se meut. Mon analyse sera courte ; espérons qu’elle ne manquera pas de clarté.

Emma Rouault a reçu une excellente éducation, mais privée par la mort de sa mère d’une tendresse dont rien ne saurait combler le vide, elle remplit sa tête de fictions poétiques et romanesques. Éprise successivement des Agnès Sorel, des Lavallière, et d’une foule d’autres duchesses de l’amour, elle n’aperçoit plus autour d’elle que pages aux blonds cheveux, fenêtres entr’ouvertes aux échelles de soie, nacelles glissant sous la lumière discrète de la lune, au bruit des serments, des sanglots, des larmes et des baisers. Jetez là-dessus un peu de poudre Louis XV, et vous aurez le cortége complet qui, au sortir du couvent, suivit Emma dans la modeste ferme du père Rouault. La suave douceur de la vie des champs, qui ne pénètre que les âmes naïves ou grandes, devient bientôt monotone pour cette demoiselle romanesque, et nous lui voyons épouser un officier de santé veuf, Charles Bovary, avec cette indifférence qui préside aux actes de tous les esprits malades. Charles est un être médiocre, dépourvu de grâce et d’énergie. Souffre-douleur au collége ; malmené par un père égoïste, crapuleux et abruti ; malheureux avec une première femme laide, vieille, acariâtre, son cœur n’a pu encore se reposer nulle part ; et maintenantque le voilà maitre d’une nature délicate, il ne sait que répéter sans variante : Je t’aime ! et tomber à genoux comme un esclave. Or, les femmes admirent avant tout la force. L’esprit et la grâce ne les séduisent aussi que parce que ce sont des apanages de Puissance et Domination. Emma cherche donc bientôt à réaliser ses rèves ailleurs. Un petit clerc de notaire mesquin, vide, mais mieux élevé et plus proprement vètu que son entourage, brille à ses yeux comme un ver luisant dans les ténèbres. Il récite toutes les phrases sonores et ereuses de la sentimentalité courante ; sa chevelure est bouclée, sa tenue pleine de timides réserves ; bref, Emma qui n’a que le pressentiment du grand monde, et des velléités de poésie, s’épanouit comme une plante exotique à cette chaleur factice. Toutefois l’amoureux est jeune, la dame honnète encore ; aussi tout se passe en effluves internes, et Léon, appelé à Paris par ses études de droit, ne laisse der-