On alla plus loin : pour rassurer les consciences effarées par les déclamations inquisitoriales et comminatoires d’Antony et de Lelia, on représenta à ces dignes bourgeois qu’eux seuls offraient le modèle et la réunion de toutes les vertus, qu’eux seuls étaient vraiment dignes, vraiment poétiques. On fit parler en vers les avoués et les notaires ; un dramaturge poussa le paradoxe jusqu’à décerner en pleine maison de Corneille l’épithète de poëte à un avocat qui, deux actes plus tôt, exposait une recette contre l’inconvénient d’avoir trop d’enfants ! — Par contre, tout personnage suspect d’irrégularité ou d’insoumission fut naturellement honni : l’amant fut toujours un sot ; l’artiste, le poëte, le voyageur, tous ceux qu’une passion dominante enlève à la pratique des vertus domestiques devinrent inévitablement des lâches, des misérables, des égoïstes ; la femme coupable, si longtemps l’héroïne du théâtre, ne trouva plus d’excuse, et n’eut plus, pour racheter sa faute, ni esprit, ni dignité, ni enthousiasme. Telle est, en dernière analyse, la poétique de cette école, aujourd’hui en voie de décadence, dont les titres de gloire sont dans les comédies de l’école dite du bon sens et dans les romans de MM. Louis Reybaud, Jules Sandeau, Souvestre, et autres lauréats de l’Académie française.
Certes, il n’y avait là rien de bien hardi, ni de bien neuf ; mais en revanche il y avait le succès, et le succès assuré. Les bourgeois, enchantés de se trouver si innocents, si braves, si héroïques, flattés de faire de la poésie sans le savoir, applaudirent des deux mains.
Aujourd’hui que cette réaction est accomplie, qu’elle a porté ses fruits, et que même les fruits sont tombés, il est facile d’en apprécier la portée. Non, ce ne fut point la révolte du bon sens contre les écarts du génie, ni la protestation de la vertu contre le scandale ; ce n’était que la réaction d’une longue obéissance, qu’une révolte contre des admirations imposées.
On l’a dit souvent, la masse du public en France n’est ni lettrée, ni artiste. A part une fraction minime, composée de ce qu’on appelle les hommes distingués, c’est-à-dire des hommes instruits, intelligents et enthousiastes qui sont l’honneur et en même temps les moniteurs de la Société française, à part ce petit nombre, le public parisien préférera toujours s’amuser à s’instruire ; il aimera toujours mieux rire qu’admirer.
