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L’ANNÉE DES COSAQUES.

— Où l’avez-vous trouvé ? dit le père Grandpré.

— Près du Trou-aux-Beufs. On l’avait jeté dans un fossé.

— Il avait les pieds nus, comme cela ?

— Oui, père Grandpré ; les coquins l’auront tué pour lui prendre ses souliers.

Ce triste spectacle avait jeté dans tous les esprits une pénible émotion ; les femmes pleuraient, les hommes levaient vers le ciel, en serrant les poings, des yeux pleins d’un feu sombre, et les enfants se serraient contre leurs mères en frissonnant à la vue de cet homme étendu immobile, les pieds nus, les yeux ternes et fixes.

Un vieillard s’approcha du corps et, ôtant son chapeau, dit d’une voix forte :

— Guillaume était un brave homme. Il a été vingt ans à mon service, et jamais je n’ai eu un reproche à lui faire. Toujours le premier levé dans la maison, le dernier couché ! À trois heures du matin en été, à cinq en hiver, on entendait dans la cour sa bonne voix franche qui parlait à ses chevaux en les menant à l’abreuvoir. Et il remplissait bien cette longue journée-là. Il était adroit à tout ; il maniait la fourche, la faux, la faucille, aussi bien que le fouet et le fléau, et le sillon qu’il traçait était le plus droit de la contrée. Qui ne l’aimait à Saint-Just ? Il était si bon, et une honnêteté si ferme ? S’il eût su avoir fait tort d’un liard à un enfant, il en eût été malade de chagrin. Est-ce vrai ?

— Bien vrai, bien vrai, s’écria-t-on de toutes parts.

— S’il pouvait rendre un service il le rendait ; il se dérangeait pour ne pas écraser un ver de terre, il avait coutume de dire que tout ce qui naît, doit vivre jusqu’au bout de sa vie, quand ça ne fait de mal à personne. Il ne l’a pas vécue jusqu’au bout, lui. Il a eu une rude mort après une dure existence. Pauvre Guillaume !

Les gémissementsdes femmes redoublèrent.On n’entendit plus que plaintes, cris et sanglots. La veuve était accroupie près du cadavre ; elle avait caché son visage dans son tablier, et sa douleur se trahissait par les mouvements convulsifs de sa tête et de sa poitrine.

— Ce que vous avez dit a été très-bien dit, père Jarry, fit Simon Grandpré en venant serrer la main de l’orateur, et nous regrettons tous ici Guillaume comme un fils ou comme un frère. Le pauvre garçon va nous manquer ; il donnait toujours de bons avis et avait l’expérience d’un homme d’âge, bien qu’il n’eût pas dépassé la quarantaine. Il faut cependant nous entendre sur notre position et délibérer.

Un beau jeune homme à l’air robuste, à l’œil vif et bien fendu, aux cheveux