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LE PRÉSENT.

Mais, interompit l’artiste, sais-tu aussi que madame Julie Moreau ne sort jamais ?

— On entre chez elle.

Georges haussa les épaules. — Allons déjeuner, dit-il ; je t’ai dit que je ne vivais pas seul. — Ah ! ajouta-t-il au bout d’un instant, avec une feinte gaieté, il faudra prendre bien garde à toi, si tu ne plais pas à ma sœur.

Arsène voulut voir comment souriait son compagnon. Georges n’était pas doué, comme lui, de grâce native et de beauté ; sa démarche était gauche, et au premier abord il devait paraître laid avec sa pâleur maladive, ses cheveux indociles, son front rugueux et ses yeux profondément enfoncés dans leur orbite. Une bouche de femme était le seul charme de tout son visage, et bien des coquettes auraient envié le sourire du jeune homme ; mais il y avait alors comme une ombre qui glissait dans ce sourire.

Ma sœur était absente pour un mois, elle est brusquement revenue ce matin. Je crois bien qu’elle veut te voir, elle m’a tant entendu parler de toi. Ma sœur est veuve ; elle s’appelle Anna, madame du Songeux, veux-je dire… — Il parlait avec effort et se reprenait souvent. — Mon ami, ma sœur est excellente ; elle dirige ma maison.

— Et tu n’es pas maître chez toi, mon pauvre Georges, fit Arsène en lui prenant le bras.

Georges rougit et se dégagea vivement de cette étreinte. — Tais-toi, dit-il. Tiens, voici la maison de madame Julie Moreau.

Arsène d’abord n’aperçut qu’un long mur gris percé d’une porte bâtarde ; au faîte du mur pendaient d’énormes grappes de lilas en fleur ; un peu plus loin se dressait un grand tilleul argenté qui faisait miroiter au soleil ses feuilles blanches et vertes. Peu à peu les yeux du jeune homme, aidés de leur binocle, percèrent ce voile de branchages et de fleurs : il entrevit le dernier étage d’une maison peinte en gris comme le mur, les fenêtres tapissées de jasmin et de vigne folle et le toit pointu tout habillé de mousse. Il regarda Georges à la dérobée : celui-ci était fort occupé en apparence à tracer quelque chose avec le bout de sa canne sur le sable de la route, il ne semblait prêter aucune attention à ce que faisait son ami. Arsène sentit revenir ses jambes de collége, il s’assura par un premier bond qu’elles étaient prêtes à le servir, puis en quatre autres enjambées il traversa la route. Georges