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LE SPHYNX.

« Je m’imagine avoir été enfermé dans une chambre circulaire au milieu de laquelle un pivot gigantesque a été fixé, et sur ce pivot un grand sphinx est accroupi. Peu à peu le plancher de ma chambre se creuse en tournant sous mes pieds… ce terrible mouvement de rotation m’entraîne et j’y cède épouvanté ! Le sphinx aussi tourne sur son pivot, son regard stupide suit mon regard : — Pourquoi tournes-tu ? semble-t-il me dire. — Alors j’appelle à moi toutes mes forces, mes muscles se roidissent et je m’arrête… Le sphynx fait comme moi. Son œil de pierre est toujours attaché sur le mien, et il me dit : — Pourquoi t’arrêtes-tu ? — Consulte bien ta vie, cher Arsène… As-tu jamais résolu quelqu’une de ces douloureuses énigmes que le monde extérieur et ton propre moi dressent autour de ton imagination comme autant de murailles de fer ? — Que sais-tu ? Qu’as-tu deviné ? — Partout de l’incertitude et du doute, partout ce terrible pour et contre, fantôme mystérieux, qui te regarde en raillant, partout le sphynx. — Le sphynx ! Il est dans le vent qui passe, il est dans le soleil qui t’éclaire, il remplit le monde où tu marches. Hélas ! il est aussi dans le sourire de ta maison, il est surtout dans ton propre cœur.

Mais que de phrases, grand Dieu ! que d’extravagances ! Et qu’importe que tu me croies insensé, si tu as compris ce qui se cache sous ma déraison ? Je m’ennuie, mon bon Arsène, ma fortune n’est pour moi qu’un insupportable fardeau ; je n’ai plus de jeunesse. Ne sens-tu pas que venir m’apporter ce qui te reste de la tienne, ce serait une bonne action ? Point de trahison, surtout, je ne veux pas que tu m’accuses : sache bien qu’à Laverdie en Bessin, où la maison de Kœblin s’élève, il n’y a rien à voir que moi-même, rien à faire que de me consoler.

« Le bourg compte bien quelques notables ; on aperçoit glisser ci de là, dans la grande rue, leurs raides et vertueuses moitiés, et peut-être un observateuracharné combinerait-ilà Laverdie un jeu d’ombreschinoises assez curieux ; tous ces profils sont si épais que chacun d’eux suffirait à remplir le transparent. Cependant, à Kœblin, on dîne à merveille : après dîner, il faut rire, et je m’efforce déjà de t’en ménager quelques occasions. Tu me verras du moins réunir à ma table les plus beaux types du canton, car pourquoi te cacher que je fais ici, grâce à ma nouvelle fortune, une manière de personnage ? Cela m’étonne toujours un peu ; il est prodigieux de se trouver soudain quelque chose, quand