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LE PRÉSENT.

daient leur cri sonore et belliqueux. Du côté de la plaine, théâtre du combat, les flaques d’eau rougie apparaissaient de façon plus distincte, et les monceaux de cadavres se dessinaient à l’œil dans une aube qui allait en s’éclaircissant.

— Où as-tu laissé ton frère ?

— À la croix du Mazet, mon père.

— Une rude campagne qu’il fait là ! Ces maudits cosaques ! Oh ! si j’avais encore mon âge d’Arcole et de Rivoli, dit le père Grandpré en serrant les poings.

Et il tomba dans une rèverie où sans doute il revoyait les eaux bleues de la Bormida et les rapides triomphes de 1796.

La jeune fille, respectant le silence de son père, restait l’œil fixé sur la flamme vacillante du foyer. Tout à coup une main s’abattit sur l’épaule du père Grandpré, et une voix rude et cassée : — Eh bien ! ces coquins de cosaques vous ont-ils ensorcelé que vous restez là à rêvasser au lieu de venir au conseil.

— Bonjour, père Jarry, fit le vieillard, en serrant cordialement la main qu’on lui tendait. Quoi de nouveau ?

— Pas grand’chose de bon, reprit le père Jarry en secouant la tête ; je crois, et il accentua sa phrase d’un juron énergique, je crois que nous mourrons en pays conquis.

— Bah ! ce n’est pas la consigne de l’Autre.

— Ah ! s’ils ne s’étaient pas mis tous après lui, les païens ! Mais ils sont trop.

Le père Grandpré se leva et suivit le père Jarry. Les deux hommes, courbés tous deux par l’àge et les fatigues, cheminaient tristement en devisant de la patrie et de l’Empereur aux abois ; Marguerite les suivait pensive.

Ils arrivèrent dans une clairière assez vaste, et protégée de tous côtés par des chènes épais et des ormes séculaires. Le sol couvert d’un détritus de feuilles et de petites branches d’arbre était ça et là défoncé, entrecoupé de flaques d’eau, ça et là solide et résistant, battu qu’il avait été par les hommes et les animaux.

La clairière offrait alors un lamentable et singulier tableau. Sous les rayons pâlissants de la lune, et aux premières lueurs d’un soleil voilé de nuages, sous un ciel gris et terne avec lequel semblaient se confondre les cimes des plus grands arbres, autour d’un feu qui projetait dans l’ombre ses reflets, campait toute la population du village de Saint-Just. Les hommes étaient presque tous des vieillards, courbés à suivre la charrue et à tracer le sillon qui donne le pain ; à peine voyait-on parmi eux quelques jeunes gens ou quelques hommes faits, et la plupart encore étaient là parce qu’une infirmité ou une. blessure déjà reçue, en les rendant impropres au service, leur avait enlevé l’honneur de défendre la patrie et de suivre dans la mèlée leur drapeau mutilé.