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LE PRÉSENT.

pas fait dix pas qu’un grand cri retentit dans toute l’église, et une femme cachée derrière le pilier tomba.

Il s’arrêta, se retourna, un regard de madame de Lautages le retint ; il avança. On se rendit à la sacristie où le vénérable prêtre achevait de revêtir ses habits sacerdotaux. Des siéges avaient été préparés dans le chœur. Le vieux curé, débris d’un autre temps, échappé aux échafauds de la Terreur, et dont l’âge faisait trembler les mains, était lent à s’habiller. Peut-être bien était-il aussi un peu troublé par la présence de cet homme dont un geste faisait mouvoir des armées, et qui était là tête nue devant lui.

Alexandre était alors dans sa trente-cinquième année ; sa taille était fine et haute, quoique déjà un peu courbée ; son regard était doux et pénétrant, son front large, ses cheveux un peu éclaircis par les soucis et les plaisirs. Le mysticisme de madame de Krudener agissait dès lors sur son âme naturellement ouverte aux idées tristes et élevées ; dans son regard se déployait déjà comme un voile entre lui et la terre, une langueur infinie, et son front, le front de ce vainqueur de Napoléon, de ce jeune chef de l’Europe armée, était le siége d’une incurable mélancolie. Il avait beaucoup aimé, il était alors à la fleur de l’âge, de la beauté virile et du bonheur ; il était le maître absolu de soixante millions d’hommes ; il traînait à sa suite douze cent mille soldats ; il avait entendu Napoléon lui dire : À moi l’Occident, à vous l’Orient ; il avait démembré la Suède et pris la Finlande, arraché un lambeau de la Turquie ; le nom de ses défaites était Austerlitz et Friedland, le nom de ses victoires la Bérésina et Leipsick ; alors même, il disposait en souverain de la couronne de France, et cependant ni le bruit des armes, ni les émotions de la victoire, ni les jouissances de l’empire et de l’ambition satisfaite, ni la tendresse et la beauté de madame de Nariskin n’avaient comblé le vide de son cœur. Il possédait tout sur terre, et, se disant que tout n’est rien, il se tournait vers Dieu et vers le ciel. À cette heure, il éprouvait une joie secrète de se sentir ainsi perdu au fond d’une pauvre église de village ; il expiait par cette obscurité volontaire et d’un moment le long éclat de ses jours ; il promenait des yeux mélancoliquessur ces murs nus, sur ces armoires vides, et les reportait avec attendrissement sur l’homme de paix qui allait bénir de ses mains innocentes encore et déjà tremblantes par l’âge, l’union du jeune couple. Le prêtre avait peine à se vêtir lui-même ;