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LE PRÉSENT.

théâtre de sa défaite passée, la marquise lui proposa de venir passer quelque temps à Saint-Just. Il accepta. Revoir la prairie, l’étang, les vieux arbres sous lesquels il avait tant aimé, cette idée le remplit d’une joie douloureuse.

Il voulut partir le soir même, et le soir même, en effet, une chaise de poste, attelée de quatre vigoureux chevaux, l’emportait lui, madame de Lautages et Clotilde, sur la route de la Champagne.

Clotilde, au comble de la joie, ne put fermer l’œil de la nuit ; madame de Lautages s’assoupit, bercée dans les plus douces espérances par le roulis de la voiture, et Georges resta songeur jusqu’au matin. Le mouvement de joie, qui l’avait un instant fait tressaillir à la pensée de revenir à Saint-Just, s’était dissipé à la réflexion ; il se disait que son retour n’était attendu là par personne, que le soleil avait fondu la neige de la prairie et l’oubli effacé son souvenir du cœur de l’infidèle Marguerite, et la tristesse inondait son cœur.

On était arrivé à la hauteur de la petite ville de Nogent-sur-Seine. Le jour commençait à poindre terne et grisâtre ; les plaines basses de la Champagne, inondées par les pluies de l’hiver, se déroulaient au loin tristes, nues, rayées çà et là par de minces filets d’eau ; les peupliers qui couvrent tout le pays allongeaient dans le brouillard vers un ciel attristé leur âme mélancolique, et chacune de leurs branches, humides de rosée, semblait pleurer les feuilles absentes et frissonnait au vent du nord. La flèche de Saint-Laurent, église patronale de Nogent, perçait la brume à quelque distance, et, couverte d’une nuée de corbeaux à l’aile noire, semblait le gigantesque perchoir d’une volée d’âmes en peine ; l’horizon étroit resserrait les voyageurs dans un cercle de désolation et de froid. Les vitres de la chaise de poste, au dedans chaudes de l’haleine de ceux qu’elle renfermait, au dehors toutes mouillées et ruisselantes, ne laissaient arriver aux yeux ce pâle tableau qu’en l’assombrissant encore. Tantôt Georges laissait errer au dehors son regard désolé, et il sentait la tristesse du paysage passer dans son âme, et s’ajouter à l’incurable chagrin dont il était oppressé ; tantôt il le ramenait à l’intérieur de la voiture, et le doux spectacle qu’elle offrait ne pouvait rasséréner son cœur. Le visage pur et beau encore de madame de Lautages, appuyé dans un des coins de la berline, respirait l’aise et une bonté tempérée de dignité sévère. À côté de sa mère, Clotilde reposait enfin assoupie dans un rêve de bonheur ; ses longs cils fermés