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LE PRÉSENT.

épaisse moustache, comme un tirailleur derrière un buisson d’épines qui lui permet de voir sans être vu, Victor-Amédée a éveillé dans les âmes un sentiment de pitié et de triste sympathie. Son peu d’empressement au plaisir lui était compté comme un hommage à la mémoire de son père et une préoccupation de vengeance qui nous plaît, à nous, amis de l’Italie. Le roi Amédée a surtout beaucoup chassé ; la chasse, c’est encore la guerre, et se faire la main ferme devant un sanglier n’est point chose indifférente pour qui peut avoir un jour en face de soi des hommes à combattre. Le sombre monarque a emmené, dit-on, pour se distraire, et engagé au théâtre de Turin une des plus charmantes actrices d’un de nos théâtres en vogue.

À peine le drapeau vert du Piémont avait-il disparu des balcons, qu’il a fallu arborer le drapeau des czars, le grand-duc Constantin venait à Paris.

Pas plus que le vaincu de Novare, le vaincu de Sébastopol n’a semblé avoir de goût pour les frivolités des jours de gala princiers. Il a fait un voyage d’instruction bien plus que d’agrément. Il a visité en détail les arsenaux, les fonderies, les hôpitaux, les casernes, les ports, les chantiers de construction, les dépôts de plans et de cartes ; la France a semblé être pour lui bien moins à Paris qu’à Toulon, à Bordeaux et au Creusot, dans nos grandes cités militaires, commerçantes et industrielles. Il faut que Paris en prenne son parti ; il n’a eu qu’une médiocre part à l’attention de l’illustre voyageur.

Le seul spectacle qui ait paru le toucher, a été cette belle revue du Champ-de-Mars, qui a fait défiler devant lui plus de soixante mille poitrines, portant le ruban bleu et la médaille de Crimée. Je le voyais de loin, penché sur son cheval, suivant de l’œil ces lignes sombres ou brillantes, et au milieu de tous ces cris, de ce tumulte et de ces fanfares, comme enfoncé dans une inquiète et sombre méditation. À quoi rêvait le fils de Nicolas, le descendant de Pierre le Grand ? Je crois le savoir. La Grande Catherine donna autrefois à l’un de ses petits-fils le nom d’Alexandre, à l’autre celui de Constantin. Elle les fit peindre tout enfants, l’un coupant le nœud gordien, l’autre portant le labarum. C’était par leur nom et par la main du peintre leur imposer à tous deux leur destinée. L’un, Alexandre, devait être empereur d’Occident, l’autre Constantin, empereur d’Orient. Aujourd’hui nous revoyons un second Alexandre sur le trône de Russie, et sur la première marche un second Constantin. Celui-ci, je crois, ce Constantin qui est venu nous visiter, ne paraît point travaillé des mêmes idées de désintéressement que le premier. Il se retournait parfois, quand nos soldats passaient devant lui, et cherchait desyeux, dans le groupe doré de l’état-major qui était derrière lui, ses hommes à lui, ses officiers et ses généraux. Heureusement, il pouvait voir Canrobert et Bosquet à côté de Todtleben.