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L’ANNÉE DES COSAQUES.

Elle ne répondit rien.

— Tu reverras notre père.

Toujours même silence.

Baptiste s’assit auprès d’elle ; ils restèrent muets jusqu’au matin. Quelques personnes traversaient déjà la rue et regardaient avec étonnement ce jeune homme et cette jeune fille assis sur une borne, muets et désolés.

— Le jour paraît, dit Baptiste, il faut prendre un parti. Hier, je m’étais juré à moi-même que je te tirerais de là : j’ai été aux voitures de Châlons, et je t’ai pris une place ; tu descendras à Sézanne. Là, tu n’auras plus que cinq lieues, et tu seras chez nous. Moi, je vais aller rejoindre l’empereur. Pauvre homme ! il n’aura probablement plus besoin de moi longtemps… je retournerai au pays. Nous vivrons tous ensemble, comme autrefois, auprès de notre vieux père. Allons, Marguerite, partons ; nous n’avons point de temps à perdre, la voiture part ce matin à six heures.

Il se leva, Marguerite le suivit en silence. En s’aidant des indications des rares passants qu’ils rencontrèrent, ils revinrent aux boulevards, au coin de la rue Saint-Denis. Là était la voiture du Plat-d’Étain. Les voyageurs arrivaient ; Baptiste glissa dans la main de sa sœur un écu de six francs, la dernière de ses économies de soldat, et l’embrassa cent fois.

— Embrasse bien notre bon père pour nous deux, Marguerite.

Marguerite baissa la tête avec désespoir.

— Oui, s’il le veut.

Baptiste la regardait étonné.

— En voiture, mademoiselle, cria le conducteur.

Elle monta ; Baptiste vit la lourde machine s’ébranler et partir au galop de six forts chevaux. Couvrant de son mouchoir sa bouche et ses yeux, Marguerite étouffait le bruit de ses sanglots ; elle songeait avec désespoir à Georges et à la douleur qu’elle lui préparait.

Lui, de son côté, pensait à elle et n’avait cure de la belle voisine qu’Ostrowki lui avait donnée. C’était une grande brune, aux sourcils bien arqués, aux paupières bien fendues, au port de tête royal, à la poitrine opulente. Sa bouche était fleurie d’un perpétuel sourire, et son regard, abattu sur Georges, comme la prunelle d’un aigle, le couvrait de feux.