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LE PRÉSENT.

espèce sortait du tronc d’un des arbres en poussant des cris rauques et montait vers le ciel d’une aile pesante.

— Voilà ton blessé qui s’envole, dit Baptiste à Marguerite, en lui montrant l’oiseau. On ne blesse plus dans cette guerre-ci, on tue.

Ils marchèrent silencieusement pendant quelque temps encore ; déjà ils avaient dépassé la plaine où avait eu lieu le combat ; enfin au détour d’un sentier qui serpentait entre des peupliers, ils arrivèrent à une croix de bois peinte en vert, au haut de laquelle était Jésus avec les instruments du supplice, le marteau, l’épée et l’éponge.

— C’est ici qu’il faut nous séparer, dit Baptiste.

Marguerite posa le fusil contre le bois de la croix et ouvrit les bras à son frère. Il s’y précipita. Ma sœur ! mon frère ! se disaient-ils d’une voix entrecoupée, et ils restèrent longtemps ainsi serrés l’un contre l’autre, sans pouvoir articuler autre chose que leurs noms. Marguerite la première se dégagea de cette étreinte presque désespérée.

— Je te dirai comme mon père, fit-elle en lui serrant la main avec force, sois brave et bats-toi bien pour ton pays. Sois brave, mais si tu voulais être téméraire parfois, pense à nous, n’est-ce pas, tu me le promets ?

— Je te le promets, Marguerite, dit son frère d’une voix altérée. Il l’embrassa une dernière fois, prit son fusil et partit.

Quelque temps Marguerite resta debout au pied de la croix, le regardant s’enfoncer dans la nuit ; elle ne le voyait plus qu’elle entendait encore son soulier ferré résonner sur les pierres du chemin. Enfin tout bruit cessa, et elle se trouva seule, entourée de silence et de ténèbres. Il pouvait être alors une heure du matin ; pas un souffle de vent n’agitait les quelques peupliers qui dressaient çà et là leurs squelettes décharnés ; les nuages roulaient sur eux-mêmes comme des flocons de laine avec une telle lenteur qu’ils semblaient immobiles. D’abord elle suivit lentement la route qui serpentait entre deux longues allées d’arbres, mais quand elle arriva sur le champ de bataille, elle hâta le pas. Elle avait trop présumé de son courage. Uu grand trouble s’empara d’elle quand il lui fallut traverser la plaine couverte de morts. Alors lui revinrent à l’esprit tous les contes effrayants qu’elle