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HÉGÉSIPPE MOREAU.

propos de tous les génies anciens et modernes, n’est, à mon avis, qu’un pur accident, et lorsqu’un homme se distingue dans une carrière, je n’ai aucune raison de croire qu’il n’eût pu briller dans une autre. Pourquoi M. de Lamartine, par exemple, n’est-il pas mathématicien ? Ses confidences vont répondre pour moi. Voyez-vous dans le cadre de l’enfance de Raphaël une part quelconque faite à tout ce qui n’est pas poésie ou littérature, et n’est-il pas dès lors naturel qu’une grande intelligence atteigne le but qu’elle se propose ? M. de Lamartine est donc poète parce qu’il s’est sans cesse occupé de poésie. Mais me direz-vous, pourquoi s’est-il toujours occupé de poésie, repoussant avec aversion toute autre nourriture intellectuelle ? Voici l’accident qui montre le bout de l’oreille. Un art nous devient antipathique par cela seul qu’il nous est mal présenté ou dans un mauvais moment. Alors l’esprit inattentif, prévenu peut-être, n’en saisit que le côté mauvais ou aride ; par la suite, cette première impression fàcheuse accompagne toujours le même sujet, et précipite toutes les forces de notre esprit vers une carrière qui ne nous a laissé voir que des côtés séducteurs. Les obstacles surgissent ensuite, il estvrai, mais alors nous sommes suffisamment entraînéspour les franchir sans peine, et marcher en braves vers le but qui commence à nous apparaître dans toute sa splendeur. Mais il ne faut pas, quoique je nie la vocation, trop en vouloir à ces pauvres poètes d’être inhabiles à tant de choses ; une longue habitude en a fait des urnes d’harmonie et de sentiment ; natures transparentes et diaphanes, un rayon de soleil les traverse comme un vitrage, le vent les emporte comme une feuille de rose, le printemps les enivre, et une préoccupation matérielle leur produit l’effet d’une terrible tempète. Songez que tout ce que vous leur demandez en dehors de leur domaine les tire de la poursuite de leur idéal. Autant vaudrait leur prendre la vie, que les empêcher de suivre dans le ciel cette petite étoile qui guide les poétiques pèlérinages. Mais comment reconnaître ces êtres étranges dont les ailes délicates et fragiles ne touchent la terre que par ce qu’elle a de suave et de pur ? Certes, il est bien rare que ces pauvres âmes altérées de bonheur, d’amour et de gloire, n’aient pas poussé quelque prière marquée du sceau de la poésie. Or, de même que Dieu entend toutes les plaintes humaines, c’est aux grandspoëtes à se pencher anxieusement vers les gloires crépusculaires. Sont-ils excusables, en effet, d’ignorer qu’à côté d’eux il y a un frère dont l’âme incertaine attend le baptême du génie ? Si les poëtes n’entendent plus la voix des poëtes, à qui les chants harmonieux devront-ils aller désormais ? Aux marchands, aux spéculateurs et aux tenanciers ? Hégésippe Moreau adressa une chanson au glorieux chansonnier que nous venons de perdre, et je n’ai pas souvenance que l’amant de Lisette ait répondu, cependant le refrain était :

Ah Dieu ! si j’étais Béranger.