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LE PRÉSENT.

devenait de plus en plus intense ; les routes étaient couvertes de paysans, de chariots et de soldats ; des trains d’artillerie lancés au galop et de pesantes charrettes attelées de bœufs se succédaient et se dirigeaient vers la grande ville sur laquelle les yeux du monde étaient fixés. Le 29 au soir, Marguerite traversait Vincennes, et entrait dans Paris par la barrière du Trône et le faubourg Saint-Antoine.

La physionomie de Paris était triste le soir du 29 mars 1814. Napoléon était loin encore, et les bivouacs des alliés, éclairant un cercle de cent mille baïonnettes, brillaient aux portes de la ville. Les réverbères venaient de s’allumer. Une foule immense circulait dans toute cette longue rue qui va de la barrière du Trône à la Bastille. Marguerite eut comme peur de s’engager dans ces flots humains qui semblaient onduler sous le souffle des plus violentes passions, le patriotisme désespéré, la colère, la crainte et l’espoir. Ce soir-là, le grand faubourg raidissait ses bras nus comme à la veille des fameuses journées révolutionnaires. Au coin de chaque rue, des groupes nombreux étaient formés, qui lisaient une proclamation du roi Joseph, affichée dans l’après-midi. Le lieutenant général de l’empire annonçait qu’une colonne de vingt-cinq à trente mille alliés était arrivée par Meaux et la route d’Allemagne, etque l’empereur la suivaitavec son invincible armée. Il exhortait les Parisiens à un suprème effort contre les envahisseurs. Des orateurs improvisés, prenant la borne pour tribune, excitaient les citoyens à la résistance, et de formidables hourras saluaient les plus énergiques. De loin en loin, les forges ouvertes laissaient passer, comme des reflets d’incendie, de larges lueurs et le bruit du marteau sur l’enclume, qui redressait de vieilles armes pour le combat du lendemain. Des bandes d’hommes fauves, déguenillés, la figure empreinte d’une indomptable énergie, chantaient les chants de la Révolution ; la grande Euménide, la Marseillaise, s’élevait sur son aile de feu dans un air embrasé ; des menaces, des cris de vengeance montaient dans le ciel avec ces chants, et des femmes, attisant la résistance, erraient au milieu des groupes, avec leurs enfants sur les bras. Presque toutes ces femmes étaient en deuil, en deuil de la patrie et des frères de ceux qu’elles serraient sur leur sein. Rien qu’à Leipsick, 1,400 jeunes gens du faubourg étaient tombés sous la mitraille en faisant face aux étudiants prussiens ; aussi voyait-on peu de jeunes gens dans cette foule.

Sous les portes cochères étaient remisées les charrettes des paysans refoulés vers Paris, et par moments les mugissements des taureaux et des vaches, le hennissement des chevaux, suivaient la clameur désespérée qui s’élevait de toutes ces poitrines humaines jusqu’auciel. Des cris de : Vive l’empereur ! des cris plus nombreux de : Vive la nation ! dominaient le tumulte. Le faubourg présentait tous les aspects. C’était un camp, c’était une ville, c’était un grand village, une vaste fourmilière d’hommes, de femmes et d’animaux. Par moments, le tambour battait, et la foule s’ouvrait devant une étroite et mince colonne de soldats au pas lourd, au geste fatigué, à l’air intrépide. Alors on se découvrait et on saluait ceux