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J.-P. DE BÉRANGER.

et ce fut probablement la fierté de la requête qui charma le frère du premier consul. Il appelle le poëte à son hôtel, lui donne force éloges, quelques conseils, et lui promet en outre, — et c’est là le côté le plus pratique et le plus profitable de la conférence, — qu’il sera désormais à l’abri des exigences de la vie matérielle. Après avoir encourula disgrâce de l’empereur, Lucien n’oublia pas ses promesses. Un jour qu’il se croyait sans doute plus persécuté que jamais par l’infortune, une lettre venue de Rome porte à Béranger de nouveaux conseils poétiques et une procurationen bonne forme pour toucher le traitement académique de son protecteur exilé. Cette pension de 1,200 fr. fut payée jusqu’en 1812. Bientôt nous voyons le poëte employé à la rédaction des Annales du Musée. Enfin, sur la recommandation de M. de Fontanes, il entre en qualité d’expéditionnaire au secrétariat de l’Université. Il garde douze ans cette place ; et c’est sans doute sur le papier de l’état qu’il aligne les vers de ses premières chansons légèrement frondeuses. À la chute de l’empire, Béranger chante les grandes gloires éclipsées ; ses larmes sont pour les vaincus, ses regrets pour les exilés, sa colère pour les abus, et ses épigrammes contre les hommes puissants qui lui semblent tenir leur crédit des baïonnettes étrangères. Insensible aux avertissements et aux sourires du pouvoir, il brave les réquisitoires, chante dans sa prison, et demeure, envers et contre tous, poëte national. Après les journées de Juillet, auxquelles sa plume n’a pas moins contribué que les discours et les conspirateurs, il a dù souvent, en compagnie de quelques amis, se frapper la poitrine, et regretter la poudre de ses chansons ; mais il n’a pas du moins mordu aux fruits d’une victoire malheureuse. Nous lui voyons au contraire garder son indépendance, son orgueuilleuse pauvreté, et ses vers devenus mélancoliques expriment encore les regrets et les saintes espérances du pays. Enfin, à l’âge de 77 ans, après une carrière pleine de désintéressement, de dignité, de franchise et de modestie ; après avoir noblement usé de sa fortune, de son intelligence et de son cœur ; en repos avec lui-même, soutenu par ses amis et par la considération publique, rassuré sur sa destinée future, il voit approcher la mort comme une glorieuse transfiguration ; et, dans ce passage d’une immortalité à une autre, le dernier souffle de la vie terrestre lui échappe comme un sourire. Disons-lui donc le suprème adieu avec cette sereine tristesse dont on salue un beau soleil couchant.

On s’est demandé si Béranger était bien au fond le bonhomme que nous représentent ses amis, ses portraits et ses vers. Question bien oiseuse, il me semble, et qui n’est pas dépourvue de malveillance. Quoi ! en face d’une vie digne, intègre et loyale, vous cherchez s’il y a eu entraînement ou calcul ! Si la raison seule a présidé à de nobles actes, saluez-les avec d’autant plus d’honneur, car ils sont plus méritoires. Socrate était rempli de mauvais instincts, tandis que de bonnes natures arrivent au bagne. Au lieu de me perdre dans de semblables hypothèses, je préfère juger le poëte avec l’impartialité dont je crois