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LE SALON DE 1857.

lentes qui se traînent paresseusement vers le vieux père Océan, entre deux haies de genêts et de bruyères en fleurs, et ils ont trouvé des mines d’or sur ce sol caillouteux. Pour ne citer que deux littérateurs, MM. Paul Féval et Pitre-Chevalier y ont tout d’abord posé leurs tentes ; les artistes s’y sont abattus en bien plus grand nombre encore. Sur dix tableaux qu’expose M. Fortin, il n’en est pas un où on ne voie un Breton ou une Bretonne. Je lui ferai un reproche, c est de nous avoir trop montré les Bretons et les Bretonnes des dimanches. Leurs braies, leurs chapeaux, leurs sabots, sont tout battant neufs ; cela doit s’user pourtant en Bretagne autant qu’en aucun autre pays du monde, et bien que je sois peu réaliste, je voudrais pourtant des gars moins bien attifés et moins pimpants. Cette petite querelle vidée, constatons tout ce qu’il y a de naturel et de vrai dans le talent de M. Fortin. Il rencontre même une certaine grâce sauvage qui est tout à fait de mise pour ses personnages, qui semble faire partie de leur costume, de leur façon d’être et qui plaît. J’aime, par exemple, ce qu’il intitule : l’Essai d’une vocation. Un petit paysan, breton cela va sans dire, tient entre les doigts une flûte grossière. Il y applique tant bien que mal ses doigts gros d’engelures, ses lèvres fraîches et roses, et en tire des sons à faire danser des chèvres, si j’en juge par le sourire ironique de sa sœur qui est à ses côtés. Mais le bonhomme ne se décourage pas, il regarde l’instrument avec des yeux intelligents, se moque lui-même de lui-même et semble dire : Patience ! un jour je t’aurai dompté et je saurai te forcer à rendre toute l’harmonie que tu recèles. Tulou, Tulou, ainsi doit s’essayer votre futur successeur.

J’ai peu de sympathie pour la sentimentalité pastorale. On rencontre sur tous les quais, enluminé à flots d’ocre et de bleu de Prusse, ce beau trait de je ne sais quelle Romaine qui nourrit de son lait, dans une prison, son père condamné à mourir de faim. M. Fortin s’est inspiré sans doute de ce dévouement filial quand il a composé la Fille de l’aveugle. Sur une escabelle est assis un vieillard aveugle et déguenillé à qui une jeune fille tend de la soupe dans une cuillère de bois. C’est fort touchant sans doute, et M. Prudhomme s’essuierait les yeux à coup sûr devant ce triste repas à la Colin-Maillard ; mais je me dis qu’il faut laisser ces effets à M. Anicet-Bourgeois ou à M. Dennery et que M. Fortin est trop distingué pour essayer de surprendre ainsi l’admiration de la foule. Je préfère de beaucoup ces deux bonshommes sans prétention. L’un, au Retour de la chasse, avale une pleine gamelle de pain et de bouillon tout brûlant ; l’autre, Après le marché, compte dans sa main calleuse une somme d’écus assez rondelette. Mais tous deux sont bien à leur affaire ; on voit que l’un a grand appétit de soupe et l’autre grand appétit d’argent ; voilà deux figures.Ridées, grimaçantes, hâlées, elles disent bien ce qu’elles veulent dire, elles sont bien imprégnées l’une de faim, l’autre d’avarice ; c’est fort bien. Je reprochais tout à l’heure à M. Fortin de donner trop d’élégance à ses paysans bretons ; s’il me fait l’honneur de me