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LE PRÉSENT.

pris la singulière résolution de ne m’en rapporter qu’à moi-même. Une chose est certaine, toutefois, et je la dis pour amortir la douleur des chûtes récentes, aucun rôle au théâtre n’offre la dixième partie des difficultés de celui d’Alceste. Que de verve, d’ironie, d’irritabilité, de brusqueries soudaines et empreintes du lyrisme de la conviction et de la souffrance ! Et à côté, l’écueil de l’emportement vulgaire, de l’emphase, de la déclamation et de l’uniformité. Ah ! il faut pénétrer entièrement le personnage, ou malheur à qui y touche. L’idée de Molière éclate comme le soleil, et chacune de ses phrases, éclaire la marche grande et précise de ses types immortels. Mouvement, regard, geste, accent, silence, tout est écrit ; il ne s’agit que d’avoir reçu d’en haut des leçons de lecture transcendante. Sans cela, avec toute l’intelligence possible’, un comédien estimable laisse échapper des fautes et des contre-sens qui choquent comme des notes discordantes dans une suave harmonie.

M. Bressant, j’applaudis à vos efforts manifestes ; toutefois il vous faut cinq années encore avant de réaliser le résultat obtenu par M. Geoffroy. Vous allez aujourd’hui me traiter de critique ; mais dans la suite vous verrez comme j’ai eu superbement raison. Petit à petit le recueillement et l’étude vous feront toucher une à une vos premières erreurs, et plus tard, un effroi rétrospectif s’emparera de vous au souvenir de votre dernier début. Pour ne pas ressembler au petit marquis de Molière, qui condamne si légèrement, je vais motiver un seul blâme ; votre intelligence s’en adressera bien d’autres à la longue.

Après la critique de la poésie d’Oronte, Alceste désire corroborer ses observations par un exemple. Une vieille chanson lui vient à la mémoire, et comme elle est pleine de naïveté et de souplesse, il la saisit au vol pour l’opposer au clinquant du fameux sonnet. Remarquez bien ici qu’il professe ; son débit’doit donc être didactique et ne se permettre tout au plus qu’une légère émotion mezzavoce : un misanthrope ne saurait, en effet, étaler sa sensibilité devant le premier venu. Mais bientôt, pour couvrir la pauvreté de la rime et la vétusté du style, après s’être mis en haleine, grisé au son de paroles aimées, il s’administre les honneurs du bis, et, comme l’indique le vers qui précède la reprise du couplet, le voilà débordé par toute la passion de son âme. — Alors, M. Bressant, alors il vous est permis d’attendrir le spectateur.

Au point de vue dramatique, Mme Madeleine Brohan est très-recommandable par les qualités de sa sœur. Ne croyez pas que c’est le rôle de Célimène qui l’écrase ; elle joue tristement Marivaux ; Sylvia est mieux exprimée à la salle Chantereine. Une seule fois j’ai applaudi Mme Madeleine Brohan, lorsqu’elle est Partie pour la Russie. Sa rentrée va faire un grand vide à la Comédie-Française.

Henri DENYS.