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dire : C’est moi seul qui connais, qui dirige, qui développe ; c’est à moi d’enseigner.

Cherchez bien dans l’histoire, et voyez si, partout où il y a eu un corps, un caste possédant le monopole de l’enseignement, la civilisation ne s’est point arrêtée ou n’a point cédé à une autre civilisation, fille de la liberté. Les druides en Gaule, les prêtres en Égypte, les mages de la Perse, les brahmines de l’Inde, n’ont laissé au monde que le souvenir de leurs superstitions. La plupart des merveilles dont nos siècles modernes se glorifient ne sont qu’une imitation de ce qu’ont créé Athènes et Rome où la liberté de la pensée existait tout entière. À quelle école s’est donc formé le génie grec qui rayonne encore partout le monde ; à quelle école ce vaste ensemble de la jurisprudence romaine, encore aujourd’hui le fondement des lois européenne ; à quelle école la civilisation arabe, quand nous étions plongés dans la barbarie ; à quelle école cette architecture gothique, si élégante et si grave à la fois, bien supérieure, selon nous, au genre qui a donné ce vaste pâté architectural du palais de Versailles ; à quelle école enfin l’industrie du moyen-âge et surtout la puissance audacieuse de l’industrie moderne ? Reconnaissez donc, dans toutes ces créations originales, dans toutes ces couches successives de civilisations, l’effort de chaque homme, de chaque siècle, le développement naturel et libre de toutes les facultés par la communion plus ou moins fréquente, plus ou moins assidue des différentes sociétés humaines, dans les idées, dans les mœurs, dans les sentiments, dans tous les faits qui constituent leur vie propre.

Oui, il se fait en dehors des écoles et des pouvoirs un mouvement continuel d’enseignement qui défie toutes les puissances de compression ; et nous le disons, sans vouloir nier la nécessité des écoles, dont le rôle, suivant nous, doit se borner à recueillir, à populariser, à propager la science, et non à enfermer l’intelligence dans un cercle étroit de questions, souvent peu profitables à la société.

Et, en effet, qu’on nous montre les écoles où se perpétuent, où naissent les sciences qui font l’essence de notre vie sociale, de notre puissance, de notre nationalité. Notre agriculture, notre industrie, notre commerce, notre marine marchande sont abandonnés à l’initiative, à la spontanéité des efforts individuels. Et cependant l’État a constitué près de lui un pouvoir enseignant qui a le nom d’Université. Mais sous ce nom menteur, son enseignement est privé de toute puissance créatrice. Les sciences les plus nécessaires sont repoussées par elle ; par elle encore, les plus utiles à l’existence, comme la médecine et la chimie, enveloppées dans un langage et dans des formules barbares ne peuvent se vulgariser et pénétrer dans le peuple où tout doit aboutir, comme c’est là que tout prend naissance. L’Université fait pâlir la jeunesse qui lui est confiée sur l’étude de langues, de doctrines, de sociétés mortes à tout jamais ; elle la confine, pendant toute la période du développement des facultés physiques, intellectuelles et morales, dans la poussière de l’antiquité ; elle met les jeunes gens en présence d’un cadavre au lieu de leur faire étudier la vie dans un milieu de l’activité et dans la méditation des puissances de la vie sociale ; et quand elle les a bourrés de pédantisme et d’ignorance, imbus de préjugés et d’erreurs, elle les abandonne sur le pavé du monde, inutiles à eux mêmes, impuissantes au milieu des grandes forces agissantes qui se dévoilent à eux pour la première fois, à moins que, faisant table rase, pour ainsi dire, de leur faux savoir, ils ne prennent hardiment la route naturelle et toujours grande ouverte par où marche l’humanité. Les quelques écoles où du moins la France trouve une image de sa vie propre, les écoles polytechniques, des ponts-et-chaussées, des mines, de l’agriculture, etc., sont les premières pierres de l’édifice qui succède à l’Université, cette dernière institution du moyen-âge. Aussi, ce grand corps, qui l’a compris et qui ne veut point périr dans l’impénitence finale, a dû laisser introduire dans son enseignement, mais non, sans douleur, l’étude des sciences physiques, naturelles et mathématiques. C’est là le signe de sa chute, ou, si l’on veut, de sa régénération.

À côté de ce pouvoir enseignant, il est une caste rivale qui voudrait diriger ce grand mouvement des esprits, si indépendant, quoi qu’on fasse, des efforts de tout pouvoir absolu. Les jésuites, dans ces derniers temps, ont fait encore retentir bien haut leurs prétentions ; ils ont presque posé leur ultimatum. Mais est-ce au nom de l’humanité que cette caste avide du pouvoir et détournée de son origine évangélique vient déclarer qu’à elle seule appartient la direction des esprits ? Est-ce pour laisser à l’âme humaine le champ libre à ses vastes aspirations ? Est-ce pour retirer des antiquailleries grecques, latines et juives, six ou sept millions de jeunes âmes dont on étouffe les vives facultés sont des doctrines incapables d’ajouter quelque chose à l’activité sociale ? Non, leur dogme anti-évangélique est toute leur science, et, comme le leur reprochait déjà Chateaubriand, ils enferment l’homme dans un cercle de fer infranchissable où ils le font se débattre sans fin dans sa misère et dans son impuissance. C’est au profit d’une idée étroite de domination qu’ils veulent le monopole de l’enseignement. Leur rôle est ailleurs et les prêtres du Christ ne devraient point l’oublier. Mais, dans sa lutte, nous devons le dire, ce parti est franc et on aime un ennemi de cette nature, tandis que l’Université, qui trouve en lui son adversaire le plus acharné, n’a pas même le courage de son hypocrisie ; elle enseigne un autre Dieu que celui des chrétiens, et ne cesse d’encenser publiquement celui que, dans ses écoles, elle expulse des cieux.

Nous n’avons, pour le moment, qu’un mot à dire des écoles primaires que l’Université n’a pas même daigné prendre sous sa protection. Loin de les regarder, dans l’état où on les a mis, comme ayant un but d’émancipation pour les masses, nous ne voyons en elles que le moyen de faire des enfants du peuple des valets mieux dressés pour l’usage de ceux qui se rangent dans les classes élevées.

Si l’Université et le clergé, tous deux comme pouvoirs enseignants, sont des rouages qui ne sauraient rien donner au mouvement de la machine sociale, si nous ne trouvons nulle part un enseignement social bien ordonné, il faut nécessairement une institution nouvelle qui perfectionne, étende et facilite le grand apprentissage des sciences vivantes, et ne l’abandonne point au hasard ; car ces sciences-là sont les seules, après tout, qui doivent survivre aux générations fugitives ! les seules qui, enchaînées l’une à l’autre, unissent les hommes dans toutes les activités du corps et de l’esprit ! Les seules qui soient comme le rendez-vous social, comme le foyer de vie populaire où les cœurs et les esprits de tous les travailleurs viennent se communiquer, se mêler, s’agrandir dans une confraternité toujours naissante.

Laissons donc les sciences mortes, laissons-les aux curieux, aux antiquaires. Il n’y a que les sciences de la vie journalière qui soient dans la vie ; si les conceptions et les sentiments dont elles se composent viennent aider plus directement, plus profondément à l’existence des peuples, elles sont dans la vie plus intimement encore ; enfin, si une science sert à former, à multiplier entre les hommes les liens et les nécessités de la vie mutuelle, à les rapprocher comme frères, comme égaux, nous pouvons dire que cette science est réellement vivante, qu’elle est sociale, qu’elle est dans la destinée du genre humain et dans le courant général de l’enseignement universel, et par conséquent de la vérité.

Pour nous se trouve là toute la question révolutionnaire de l’instruction publique, et nous la posons en ces termes plus simples : Quel doit être l’objet de l’enseignement ?

Nous y répondrons en quelques mots : Les sciences qui font la vie des sociétés, qui survivent aux révolutions, qui suivent l’homme partout et font de lui un être complet.

Ce sera là le point de départ des idées d’organisation que nous aurons à émettre et des critiques que les circonstances feront naître dans notre feuille.

L’Égalité.

Voilà un mot ou plutôt une idée, si mal saisie, si dénaturée par les champions de l’immobilisme, que nous allons esquisser quelques traits, pour lui restituer sa vraie valeur aux yeux des indécis qui se laissent entraîner.

Ces docteurs du préjugé s’imaginent que les égalitaires veulent, pour les hommes, une égalité absolue comme celle que l’on pourrait obtenir de plusieurs objets matériels ; ils croient qu’on veut réprouver les inégalités naturelles, comme les facultés, les besoins, les penchants ; qu’un niveau oppressif doit s’appesantir sur toutes les têtes, et une fois juchés sur les nuages plantureux de la fantasmagorie, ils se livrent à un tas de déclamations, évoquent des fantômes et finissent par trembler devant les brouillures de leur cerveau.

Calmez-vous, excellentes gens, on ne veut pas vous passer une camisole de force, on ne veut pas vous enlever l’air que vous respirez, on ne veut point vous partager vos biens, ni même vous ravir un fétu de paille ; nous ne voulons que vous enlever vos souffrances hypocondriaques qui vous empêchent d’ouvrir les yeux.

Venez goûter notre breuvage, il vaut mieux que le poison que vous vous versiez si gratuitement tout à l’heure, et nous espérons même que vous finirez par le bénir comme la pluie qui fait pousser vos moissons.

Voyez la justice : aujourd’hui, vous n’êtes plus comme vos ancêtres du moyen-âge, vous êtes égaux à un seigneur devant elle ; mais le prolétaire, lui, a toute infériorité en ce sens qu’il ne pourra payer comme vous, les frais de justice dont vous êtes plus à même de connaître la douceur.

Voyez l’état militaire : y a-t-il égalité ? mais pas tout-à-fait, car vous pouvez envoyer votre fils à l’école militaire ou lui donner un remplaçant, et le prolétaire ne peut faire ni l’un ni l’autre.

Et pour fabriquer, pour commercer, y a-t-il égalité ? non, car il faut de l’argent ; vous en avez et le prolétaire n’en a pas.

Et pour gouverner, pour commander au pays, y a-t-il égalité ? oui, oui, direz-vous ; le prolétaire a le suffrage universel, et il est éligible. — Vous avez raison, cette fois ; mais si je perçais au fond de votre cœur, peut-être ne vous trouverais-je pas un grand amour pour le suffrage universel. — Mais continuons :

Pour se livrer aux travaux d’intelligence, pour hériter du fruit des travaux de l’homme de génie, y a-t-il égalité ? non, n’est-ce pas, le prolétaire n’a pas reçu d’instruction comme votre fils ; toutes ces belles choses ne sont rien pour lui.

Eh ! voyons, bourgeois, ne vous fâchez pas ; — pour commettre le crime y a-t-il égalité ? — Oh non ! le prolétaire a les tentations de la faim et vous ne les avez pas. Le prolétaire a le sens grossier et vous ne l’avez pas. Le prolétaire a des enfants qui se meurent sans se rassasier, et vous n’en avez pas. Le prolétaire n’ayant point dans son éducation de contrepoids à ses instincts, s’y abandonne, se plonge dans le vice, se blase dans l’impureté, et suce toutes les mauvaises suggestions. — Oh bourgeois ! je ne vous en veux pas ! vous ne savez qu’y faire ! pleurons ensemble : pleurons, votre main dans la mienne, en signe d’un deuil qui affecte tous les membres de la grande famille. Mais vous ! le roi de la société, ne laissez pas votre tête courbée sous les coups de la fatalité ; relevez-là fièrement cette tête, qui est faite pour regarder en face et résoudre les grandes difficultés ; et qu’elle soit le chêne robuste, qui résiste, ou succombe vaillamment.

Mais Dieu n’a pas voulu que les enfants soient la proie de la faim, lorsqu’il leur a fait un magnifique cadeau, comme la terre, et qu’iî leur envoie, tous les jours, les rayons du soleil, pour les réchauffer. Dans le vieux temps, bourgeois, nos ancêtres étaient esclaves. Dans la vieille Grèce si civilisée, on comptait trente-neuf esclaves sur quarante hommes, et on riait au nez de ceux qui voulaient réformer la chose. de là par analogie ?

Revenons à notre discussion : vous voyez que devant la justice, devant l’intelligence, devant la moralité, il devrait y avoir égalité, votre conscience le demande, nos principes le veulent, nos lois même croient la consacrer, et cependant, dans le fait, il y a une profonde inégalité.

Répondez : les faits s’accordent-ils avec les droits inaliénables de l’homme, avec les intentions irréprochables de votre cœur, avec vos désirs, avec vos croyances les plus sincères ? S’en rapprochent-ils seulement ? — Non ! n’est-ce pas ? je viens vous le prouver.

Mais, direz-vous, il y a une égalité absurde que veulent quelques socialistes : c’est l’égalité des salaires ; c’est l’égalité entre le travail de la brute et le travail de l’intelligence ; c’est l’égalité entre le talent et l’ineptie.

Suivez-moi ; je vous réponds :

Si dans un de nos ateliers, un ouvrier fabrique 10 lorsque son camarade fabrique 6, nous voulons, comme vous, que le salaire soit dans la proportion de 10 à 6. — Si également l’œuvre de l’un est supérieure à l’œuvre de son voisin, nous voulons que cette suprématie soit récompensée. C’est ce que demandent les phalanstériens, c’est ce qui existe à peu près de nos jours ; et les choses se passant ainsi, nous le voulons tout comme vous ; car il n’est point juste que le paresseux soit payé comme l’ouvrier actif, et le maladroit comme l’ouvrier habile.

Mais ce n’est pas dans ce cas qu’on veut l’égalité des salaires ; ce n’est pas ce niveau stupide que l’on réclame. Les vieux journaux et la bourgeoisie à leur suite ont ainsi compris la question, par la raison que ni l’un ni l’autre n’ont voulu ouvrir un bon livre sur la matière.

La voici cette question ; mais répondez d’abord à ceci :

Si vous et moi nous étions au milieu de l’Océan avec quinze jours de vivres et un égal appétit, serait-il juste que vous vous arrogiez une plus grosse part que celle à laquelle j’aurais droit de prétendre. Non, sans contredit.

Et également, si vous et moi, cordonniers tous deux, nous n’avions que vingt paires de bottes à confectionner, serait-il juste que vous prétendiez en fabriquer quinze, ne m’en laissant que cinq ? Non, vous voudriez fabriquer fraternellement l’ouvrage, dix paires à chacun.

Eh bien, voilà tout ce qu’on vous demande, voilà le niveau redoutable qui menace les tètes !!! c’est que, dans une exploitation faite par association, tous, ayant droit de vivre, doivent partager également le travail, pour que chacun ait la même tâche : ce qui signifie dans ce sens, le même salaire. Et si l’un s’appropriait deux tâches ; un de ses camarades serait privé d’une tâche et n’aurait pas de pain, ce jour-là. Maintenant, libre à l’ouvrier habile de faire la sienne en huit heures, lorsque les autres en emploient dix. Il y gagnera deux heures de loisir, ce sera sa récompense. Qu’il les emploie à occuper son intelligence, nous applaudirons. Mais qu’il ne prétende point travailler dans ces deux heures, car le travail qu’il ferait serait autant de soustrait à un autre, ce serait une attaque à la propriété, ni plus ni moins. — Autre raison que donne la science. D’où viennent les salaires ? des produits consommés. Donc, aux salaires excédant le taux naturel, devrait répondre une exhubérance correspondante dans la consommation, ce qui est absurde.

Vous voyez que cette égalité des salaires, n’est admissible qu’au point de vue des mesures qui limiteraient la quantité de choses productibles à la consommation, et non à la situation actuelle, où le niveau de la production monte