Page:Le Petit Parisien, supplément littéraire illustré, année 4, n° 191, 3 janvier 1892 (extrait).djvu/5

Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Qu’est-ce que tu dis ? balbutia le vieillard, devenu tout blême, ses yeux noirs enfoncés dans les beaux yeux limpides de l’enfant, sérieux et pâle, lui aussi.

— Venez chez papa, commandant !… Il y en a un !…

Et l’enfant entraînait le soldat, qui, malgré ses rhumatismes, essayait de prendre le pas accéléré, — et s’essoufflait, le pauvre homme ! — et le faisait entrer dans un humble logis de menuisier, de menuisier à l’aise, où, sur une armoire, tout poudreux, mais avec son pavillon aux trois couleurs, rayonnant encore sous la poussière bientôt essuyée, un petit bateau rapporté du Havre, autrefois, par le père à son fils, au lendemain d’un train de plaisir, était là, arborant toujours, malgré les Prussiens, son petit drapeau tricolore !

Les deux lèvres fiévreuses du vieux se posèrent sur les joues de l’enfant, et, frémissant, le gamin disait :

— Vous viendrez le voir, commandant, n’est-ce pas !… tous les jours ! tous les jours !

Et, pendant les longs mois du sombre hiver, par la neige, par la bise, lorsque les rafales de la nuit apportaient jusqu’à la ville occupée le grondement des canons des forts, les crachats du bombardement, — dans le logis de l’artisan, sous la lampe, — le commandant plaçait là, devant lui, le petit batelet de l’enfant, et il rêvait, rêvait, songeait, se souvenait, espérait devant ce jouet dont la lumière éclairait le pavillon, ce pavillon moins grand que la main, mais bleu, blanc, rouge — tricolore ! et qui flottait toujours, et qui rayonnait sous cette lampe, et que les Allemands n’avaient pas vu, et que l’enfant n’avait pas « amené » !

Consolation puérile, si l’on veut, consolation touchante, profondément humaine, poignante et vraie. Il ne faut pas grand’chose aux malheureux pour se raccrocher à l’espoir. Et le vieillard voyait sans doute dans ce bateau d’enfant — « qui va sur l’eau » — l’image de cet autre vaisseau roulé par la lame et qui restait pourtant fidèle à sa devise, dans l’An-