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lourd, qui passaient, passaient, passaient à travers Corbeil, comme un torrent sombre, et qui s’en allaient vers Paris, dont on entendait, dans la nuit, le canon gronder.

Le vieux commandant croyait faire un rêve. Ces masses noires, compactes et disciplinées, lui semblaient quelque chose comme des fantômes, une de ces visions qui durent trop, dans les cauchemars chargés d’angoisses. Mais il ouvrit sa fenêtre, cette fenêtre qui donnait sur la mairie, et il avait beau se frotter les yeux ou jurer, ou frapper du pied ; il ne voyait plus le drapeau tricolore d’autrefois. Il n’y avait plus de drapeau français flottant sur sa petite ville. L’humble chef-lieu d’arrondissement avait « amené » son pavillon, puisque les citadelles commençaient !

Alors, le soldat d’Afrique, l’invalide de Crimée eut la tentation d’en finir, de se jeter dans l’Essonne ou dans la Seine, de disparaître avec ce « chiffon » qui n’était plus là, qu’on avait arraché, déchiré ou volé. Il ne pouvait plus vivre sans ces trois couleurs disparues. Ses yeux en avaient besoin. Il se sentait devenir fou à cette idée que, dans tout Corbeil, il n’y avait plus une cocarde, plus un étendard qui eût le droit de se dire tricolore en face de l’aigle noir d’Allemagne. L’idée fixe, l’idée qui dessèche le cerveau, qui fait les grands hommes ou les aliénés, presse la cervelle humaine comme une éponge pour en faire couler le génie ou la démence, l’idée fixe s’emparait de ce vieillard à moustaches blanches qui avait soif des couleurs d’autrefois, des trois couleurs de la patrie !